Imaginez que vous preniez un train lancé à pleine vitesse. Vous regardez votre montre : elle tourne normalement. Jusque-là, rien d’étrange. Mais si votre ami resté sur le quai observait la vôtre, il la verrait ralentir. Vous, vous jurez que tout va bien ; lui, il voit le temps s’étirer. Lequel a raison ? Les deux. C’est ce que la théorie de la relativité restreinte, publiée en 1905 par un jeune employé du bureau des brevets de Berne nommé Albert Einstein, a osé affirmer.
Einstein part d’une idée en apparence simple :
Les lois de la physique sont les mêmes pour tous les observateurs en mouvement uniforme. Si vous vous trouvez dans un train roulant à vitesse constante et que vous lancez une balle en l’air, elle retombera dans votre main. À l’intérieur, tout se passe exactement comme si le train était immobile : vous ne sentez pas le mouvement, les objets tombent droit, les lois de la physique fonctionnent normalement. C’est cela, l’idée d’Einstein : si vous vous déplacez à vitesse constante, vous ne pouvez pas savoir, de l’intérieur, si vous êtes en mouvement ou non. Les lois de la nature sont les mêmes pour vous que pour quelqu’un d’immobile.
La lumière voyage toujours à la même vitesse, quoi qu’il arrive. En d’autres termes, que vous rouliez en voiture vers une source lumineuse ou que vous vous en éloigniez, vous mesurerez toujours 300 000 km/s. Contrairement à deux voitures roulant côte à côte, deux rayons lumineux ne peuvent jamais être « immobiles l’un par rapport à l’autre » : pour Einstein, il n’existe tout simplement pas de point de vue où la lumière serait au repos. C’est contre-intuitif : dans notre expérience quotidienne, les vitesses s’additionnent, mais la lumière, elle, ne joue pas selon nos règles.
De là, un séisme : le temps et l’espace ne sont pas absolus, ils dépendent du mouvement de celui qui les mesure. Plus on se déplace vite, plus le temps se dilate ; plus on accélère, plus les distances se contractent. Le fameux « maintenant » que nous partageons n’existe pas universellement : ce qui est présent pour l’un ne l’est peut-être déjà plus pour un autre observateur.
Pour illustrer cela, les physiciens parlent du paradoxe des jumeaux : l’un part en fusée à une vitesse proche de celle de la lumière, l’autre reste sur Terre. Le jumeau dans la fusée voit son temps ralentir par rapport à celui resté sur Terre. Ainsi, lorsqu’il revient, moins de temps s’est écoulé pour lui que pour son frère : il est donc biologiquement plus jeune. Ce n’est pas un conte philosophique, mais une conséquence mesurable de la relativité. Chez Einstein, le temps n’est pas le même pour tous : il se tord, se contracte, s’étire. En somme, le temps a le sens du mouvement.
Les cinéphiles en ont d’ailleurs eu un aperçu bouleversant dans Interstellar de Christopher Nolan sorti en 2014. Dans une scène devenue culte, le héros, Cooper, s’approche d’un trou noir où le temps s’écoule bien plus lentement qu’ailleurs : quelques heures passées à proximité correspondent à plusieurs décennies sur Terre. Lorsqu’il revient, sa fille est devenue une vieille femme, tandis que lui n’a presque pas vieilli. Le cinéma donne ici chair au paradoxe des jumeaux : la relativité devient une expérience du cœur, où la distance dans l’espace se paie en années d’amour perdues.
La gravité, ou la courbure du réel
Revenons à Einstein. Dix ans plus tard, le physicien remet le monde sens dessus dessous avec la relativité générale. Cette fois, il s’attaque à la gravité. Newton disait : « tous les corps s’attirent ». Einstein répond : « pas du tout : ils suivent les courbes du tissu de l’univers ».
Imaginez un drap souple, tendu. Vous y posez une boule. Le drap se déforme alors, c’est-à-dire que la présence de la boule (ou du Soleil) modifie la géométrie de l’espace autour d’elle. Si vous y faites rouler une bille, elle tournera autour, non parce qu’une force l’attire, mais parce qu’elle suit cette courbure. Voilà : le Soleil plie l’espace-temps, et la Terre suit cette trajectoire invisible.
La gravité n’est donc plus une force mystérieuse, mais une géométrie du cosmos. Comme le résumera plus tard le physicien américain John Wheeler (élève de Bohr et collaborateur d’Einstein à Princeton, inventeur du terme « trou noir ») : « L’espace-temps dit à la matière comment se mouvoir ; la matière dit à l’espace-temps comment se courber. » (John A. Wheeler, Geometrodynamics, 1962)
Un univers sans absolu
Philosophiquement, c’est un big bang dans nos certitudes… Depuis Newton, nous vivions dans un univers solide, ordonné, mesurable : un cadre fixe où les horloges battaient à l’unisson. Einstein vient nous dire : « désolé, tout dépend du point de vue. »
Ce que nous appelons « réalité » devient une toile de relations : l’observateur compte. Le monde ne se donne pas d’un seul bloc, il se recompose selon la perspective. Nietzsche n’aurait pas renié ce coup de marteau cosmique : comme lui, Einstein met fin à l’idée d’un regard absolu, d’un « œil de Dieu » sur le monde. Chez l’un comme chez l’autre, la vérité devient affaire de point de vue — non pas un mensonge, mais une interprétation située. La relativité physique rencontre ici le perspectivisme philosophique : deux façons, l’une scientifique, l’autre existentielle, de nous rappeler que nous sommes inclus dans ce que nous observons.
Le temps, ce grand illusionniste
Einstein écrira à la mort de son ami Michele Besso : « Pour nous, physiciens convaincus, la distinction entre passé, présent et futur n’est qu’une illusion, aussi tenace soit-elle. » (Lettre à la famille Besso, mars 1955). Selon lui, le passé, le présent et le futur existent simultanément dans l’espace-temps, comme toutes les pages d’un même livre déjà imprimé. Nous, êtres conscients, ne faisons que parcourir ce livre page après page : notre conscience lit la trame du monde et, ce faisant, crée l’impression d’un récit qui avance.
En somme, le temps ne s’écoule pas comme nous le pensons : c’est nous qui avançons en lui. Henri Bergson, le philosophe français et prix Nobel de littérature, y verra une limite de la physique : le temps des équations n’est pas celui que nous vivons. Le premier mesure, le second éprouve. L’un dit le monde, l’autre le ressent. Et tous deux se complètent.
Et nous, dans tout ça ?
Depuis Einstein, le monde n’est plus une scène figée, mais un ballet de relations mouvantes. Le temps n’est plus un sablier, c’est un tissu qui se plie, se tord, s’étire — un peu comme nos journées. Et si la relativité nous enseigne quelque chose, c’est ceci : même si le présent n’existe pas vraiment, il reste le seul endroit où nous pouvons vivre.
Le temps a peut-être fondu, mais notre café du matin, lui, refroidit toujours. Et comme le rappelle Bergson : « même le métaphysicien doit attendre que le sucre fonde »… Et c’est sans doute la preuve la plus simple que, relativité ou pas, il y a toujours urgence à savourer l’instant présent.
Le temps passe, pensons-nous spontanément. Il s’écoule comme un fleuve, le présent glisse vers le passé, et le futur n’est pas encore advenu. Cette intuition correspond à ce que les philosophes appellent « la théorie A du temps » : il existe un « maintenant » objectif, et ce « maintenant » se déplace dans un continuum. Le présent est réel, le passé a cessé de l’être mais on le conserve par la mémoire, le futur n’existe pas encore, il est ouvert et imprévisible. Bref, le temps coule, s’écoule.
Mais il existe une autre conception du temps, bien plus déconcertante : la « théorie B du temps », appelée aussi « éternalisme ». Elle affirme que le passé, le présent et le futur existent tous au même titre. Pas de privilège pour l’instant présent, pas de flux objectif du temps. L’univers ressemblerait plutôt à un grand « bloc » à quatre dimensions – trois d’espace et une de temps – dans lequel tous les événements sont disposés comme les villes sur une carte. Nous n’en habitons qu’une portion à la fois, mais tout est déjà inscrit : la chute de Rome, la naissance de nos enfants, les prochaines découvertes scientifiques.
Cette vision trouve une origine moderne dans le fameux texte du philosophe britannique J. M. E. McTaggart, The Unreality of Time de 1908. McTaggart distingue deux séries temporelles : la série A, celle du passé-présent-futur, et la série B, celle des relations avant-après. Pour lui, la série A est contradictoire et ne peut exister réellement ; seule la série B rend compte du temps. Les éternalistes s’appuient sur cette idée : les événements ne deviennent pas, ils sont ordonnés dans le bloc espace-temps.
Ce qui rend cette théorie particulièrement séduisante, c’est qu’elle s’accorde avec la relativité d’Einstein. Dans cette physique, il n’existe pas de « présent universel » qui serait partagé par tous. La simultanéité est relative : deux événements peuvent être simultanés pour moi, mais pas pour un observateur en mouvement par rapport à moi. Impossible, donc, de définir un « grand maintenant » valable pour tout l’univers. La conclusion qui s’impose, pour beaucoup de philosophes et de physiciens, est que le passé et le futur doivent être considérés comme aussi réels que le présent.
Bien sûr, cette vision du temps soulève d’immenses questions. Si le futur existe déjà, que reste-t-il de notre liberté ? Sommes-nous condamnés à jouer un rôle déjà préécrit dans la pièce de l’univers ? La conception dite « libertarienne » de la liberté, qui suppose un futur réellement ouvert, semble menacée. Mais une autre, une vision « compatibiliste », affirme que la liberté consiste simplement à agir selon nos désirs et nos raisons, même si cela était déjà inscrit dans le bloc. Nous choisissons, mais nos choix appartiennent déjà à la carte du monde.
L’éternalisme questionne aussi le sens de nos vies. Si chaque instant existe éternellement, alors rien n’est jamais perdu : nos joies, nos peines, nos rencontres, tout a sa place définitive dans le bloc cosmique. Une consolation ? Peut-être. Mais alors, que signifie espérer ? L’espérance suppose un avenir ouvert, que nous pouvons transformer. L’éternalisme semble réduire l’avenir à une région déjà dessinée. Reste à savoir si l’ignorance de ce futur suffit à préserver la saveur de la surprise…
Il y a enfin la question de notre expérience du temps. Nous avons l’impression que le présent passe, que nous avançons vers demain. Mais pour l’éternalisme, ce sentiment est une illusion. Notre conscience parcourrait simplement le bloc temporel, comme une lampe de poche qui éclaire une bande dessinée déjà imprimée, case après case. Le « flux » serait dans notre esprit, non dans la réalité.
L’éternalisme n’est pas sans critiques. Beaucoup jugent insupportable l’idée que le futur soit déjà fixé, et difficile à concilier avec la contingence du monde, autrement dit l’idée que les choses auraient pu se passer autrement, que notre histoire ressemble moins à une autoroute tracée d’avance qu’à un chemin de randonnée qui se ramifie sans cesse. D’autres rappellent que le passage du temps fait partie de notre expérience la plus immédiate : peut-on vraiment l’éliminer au nom d’une théorie?
Et pourtant, cette conception fascine, car elle nous place face à un vertige : si le monde est un bloc, alors chaque instant de notre vie existe pour toujours. Rien ne s’efface, rien ne disparaît. Le présentisme nous donne l’espoir de l’avenir et l’oubli du passé ; l’éternalisme nous offre une forme d’éternité immanente, c’est-à-dire une éternité qui n’a rien de mystique, sans au-delà, mais qui se trouve déjà inscrite dans la texture même du temps et de l’espace.
À chacun donc de décider quelle métaphysique du temps rend son existence plus supportable. Et si le futur est déjà écrit, alors… peut-être avez-vous déjà pris votre décision, et cette chronique n’attendait que vous depuis toujours…
Pour aller plus loin:
McTaggart, J. M. E., « The Unreality of Time », in Mind, vol. 17, n° 68, 1908, p. 457‑474.
Markosian, Ned, « Time », in Stanford Encyclopedia of Philosophy, édition 2020.
Callender, Craig, What Makes Time Special?, Oxford University Press, 2017.
Imaginons que je vous montre une pomme rouge, puis une cerise rouge, puis une paire de chaussettes rouges. Et que je vous demande : cette « rougeur » que vous voyez partout, existe-t-elle vraiment ? Est-ce une entité mystérieuse qui plane au-dessus des choses ? Ou bien n’y a-t-il que des objets particuliers, auxquels nous collons des étiquettes pratiques, comme celle de la rougeur ? C’est exactement ce qu’on appelle, en philosophie, « le problème des universaux », aussi appelé parfois la « querelle des universaux ».
Un universel, c’est un concept général : la rougeur, la justice, l’humanité, le chat en général (et non tel ou tel félin qui miaule). La question est de savoir si ces universaux existent réellement, indépendamment de nous, ou si ce sont seulement des mots inventés pour se simplifier la vie. Un débat qui a enflammé la philosophie antique et médiévale, et dont les échos résonnent encore aujourd’hui.
Chez Platon, les universaux existent bel et bien, mais pas dans ce monde-ci, celui de nos sens. Ils résident dans un monde supérieur, abstrait, celui des Idées. Dans ce monde, il y a « l’Idée de Rougeur », « l’Idée de Justice », « l’Idée d’Homme », auxquelles nos petites pommes, nos lois abstraites et nos voisins distraits ne ressemblent qu’imparfaitement. La pomme rouge participe de la « Rougeur » idéale, comme une copie mal imprimée d’un modèle. Bref, pour Platon, oui, la rougeur existe: elle habite ailleurs. C’est ce qu’on a appelé le réalisme qui soutient que les universaux possèdent une existence réelle, séparée et indépendante des choses particulières.
Des siècles plus tard, au Moyen Âge, d’autres philosophes vont trouver ce réalisme un peu extravagant. Les nominalistes, comme Roscelin de Compiègne (1050-1121) ou, plus tard, Guillaume d’Ockham (1285-1347), disent : arrêtons de chercher des entités invisibles. Il n’y a pas de « Rougeur » dans l’air. Il n’y a que des choses rouges, et nous leur donnons un nom commun. Les universaux, ce sont des étiquettes, rien de plus. De là vient le terme nominalisme, du latin nomen, « nom ».
C’est ici que Guillaume d’Ockham entre en scène avec son fameux « rasoir ». Sa maxime est simple : « il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité ». Autrement dit, si une explication peut se passer d’hypothèses superflues, il faut les couper, au rasoir… Et pour lui, les universaux en sont une. Pas besoin d’imaginer une « Rougeur » qui planerait au-dessus des pommes et des cerises : il suffit de dire qu’il existe des choses particulières rouges, et que nous utilisons le mot « rouge » pour les rassembler. Le rasoir d’Ockham tranche ainsi dans le vif du réalisme platonicien : exit les essences flottantes, restons sobres.
Entre les positions réalistes et nominalistes, certains vont jouer les médiateurs. Abélard par exemple, au XIIe siècle, propose une troisième voie : les universaux n’existent pas en dehors des choses, mais ils existent dans notre esprit comme des concepts. Quand je dis « rougeur », je ne désigne pas une Idée qui flotte quelque part, mais je ne parle pas non plus pour ne rien dire. J’utilise un concept mental, forgé pour regrouper des ressemblances. C’est ce qu’on appelle le conceptualisme.
On pourrait sourire de ce débat médiéval… mais il n’est pas si poussiéreux. Car derrière l’apparente querelle scolastique se cachent de vraies questions. Si les universaux n’existent pas, que devient la science, qui généralise toujours ? Quand Newton écrit une loi valable « pour tous les corps », parle-t-il d’une réalité universelle ou d’une approximation commode ? Et l’éthique, qui pense nos choix : quand nous parlons de « justice », désignons-nous une valeur qui existe en soi ou seulement des situations particulières que nous étiquetons comme étant « justes » ?
Chaque position a ses forces et ses faiblesses. Le réalisme platonicien donne une base solide : si nous reconnaissons deux choses comme rouges, c’est peut-être parce qu’elles participent d’une même réalité. Mais il suppose l’existence d’un monde invisible, abstrait, ce qui fait grincer des dents les esprits rationnels. Le nominalisme, lui, est plus sobre : il ne postule rien au-delà des choses. Mais il a du mal à expliquer comment nous reconnaissons des ressemblances sans un minimum de références communes. Le conceptualisme fait figure de compromis : les universaux n’existent pas « là-dehors », mais nous ne pouvons pas penser sans eux.
Aujourd’hui encore, la question revient sous d’autres formes. En philosophie analytique, certains défendent un réalisme métaphysique : les lois et les propriétés universelles existeraient réellement dans la nature. D’autres adoptent un nominalisme logique : nos catégories ne sont que des conventions utiles pour parler. Même les sciences cognitives et l’intelligence artificielle s’y frottent : qu’est-ce qu’un « chat » pour une machine ? Une essence universelle ou seulement une collection d’exemples statistiques ?
Alors, la rougeur existe-t-elle en soi ? Difficile de trancher. Mais une chose est sûre : depuis Platon, nous adorons débattre de cette question. Et ça, soyez-en sûrs, c’est universel…
Imaginez que vous sirotez votre café du matin. Vous remerciez le garçon de café, peut-être la vache qui a donné son lait. Et si vous deviez aussi remercier la tasse, la cuillère et la cafetière ? Car selon une vieille idée qui revient à la mode, appelée le panpsychisme, tout ce qui existe aurait, d’une manière ou d’une autre, une forme de conscience, même minuscule. Le mot vient du grec pan (« tout ») et psyche (« âme », ou « esprit ») : littéralement, « tout est animé d’esprit ». Thomas Nagel, professeur de philosophie à l’université de New York, par exemple, définit le panpsychisme comme « la théorie selon laquelle les constituants physiques ultimes de l’univers ont des propriétés mentales, qu’ils soient ou non des parties d’organismes vivants. » (Questions mortelles, 1979). Pour le panpsychiste, toutes les formes de conscience appartiennent à la même famille : elles diffèrent moins par leur nature que par leur degré, leur intensité, parfois minime, parfois immense. Ce qui ne signifie pas que notre grille-pain compose des poèmes ou que notre chaise possède des opinions politiques, mais qu’il y aurait, au cœur de toute réalité matérielle, une sorte d’étincelle intérieure, une expérience vécue, aussi rudimentaire soit-elle. L’esprit ou une forme de conscience minimale serait donc présente partout, au cœur de l’humain et des animaux bien sûr, mais aussi des plantes et des objets considérés comme inertes, et même dans les particules élémentaires.
C’est une position philosophique étrange pour nos habitudes cartésiennes. René Descartes (1596-1650) avait tranché net : d’un côté la matière, étendue et mécanique ; de l’autre la pensée, substance d’un tout autre ordre. Un caillou, pour lui, est pure matière, il ne sent rien, il ne pense rien. Quant aux théories modernes dites de l’émergence, elles nient elles aussi au caillou toute forme de conscience, mais elles ajoutent que, si la matière s’organise d’une manière assez complexe – comme dans un cerveau humain ou animal – alors, soudain, la conscience apparaît. En gros : zéro plus zéro plus zéro… égale un. Magique ? Le panpsychisme, lui, propose une autre voie : et si la conscience n’apparaissait pas par miracle, soudainement et sans forme d’explication, mais était déjà là, partout, dès le départ, en quantité infinitésimale ? Dans cette perspective, le cerveau humain n’invente pas la conscience : il l’amplifie, la complexifie, comme une grande symphonie composée à partir de petites notes déjà présentes à l’origine en tout chose.
Cette idée n’est pas qu’un vestige antique ou une rêverie mystique. Des philosophes contemporains de tout à fait bonne réputation, comme Galen Strawson, philosophe analytique britannique, ou Philip Goff, philosophe britannique également, défendent sérieusement le panpsychisme comme une théorie plausible. Strawson insiste sur l’impossibilité de faire surgir la conscience du néant matériel : si tout est pure matière, comment expliquer que surgisse soudain quelque chose d’aussi radicalement différent qu’une expérience vécue, un ressenti, une subjectivité ? Mieux vaut admettre, pense-t-il, que la conscience fait partie des propriétés fondamentales du réel, au même titre que la masse ou la charge électrique. Philip Goff, quant à lui, suggère que le panpsychisme, aussi étrange qu’il paraisse, résout peut-être plus élégamment le problème corps-esprit que les solutions classiques qui peinent à rendre compte de l’évidence la plus brute : nous faisons l’expérience d’être conscients.
Bien sûr, tout cela soulève des difficultés sérieuses. La plus redoutable est appelée le « problème de la combinaison » : si chaque particule a une mini-conscience, comment ces myriades d’étincelles se combinent-elles pour former une conscience unifiée comme la nôtre ? Nous ne nous sentons pas comme un milliard d’ego microscopiques, mais comme un seul sujet. Autre objection : l’absence de test empirique. On peut faire passer un IRM à un chat, mais quel serait l’intérêt de le faire à une roche ? Comment vérifier qu’une pierre possède un ressenti, aussi infime soit-il ? Et puis il y a la critique du ridicule : n’est-ce pas projeter nos catégories humaines sur tout ce qui existe ? Penser que notre cafetière « éprouve » quelque chose n’est-il pas, finalement, un anthropomorphisme un peu naïf ?
Pourtant, le charme du panpsychisme est d’oser prendre de front le mystère de la conscience, au lieu de l’évacuer. Il nous rappelle que nous vivons dans un univers où l’expérience intérieure existe bel et bien, et que la réduire à de simples calculs neuronaux, c’est peut-être passer à côté de ce qu’il y a de plus énigmatique. Et puis, avouons-le, il est plus joyeux de se dire que l’univers entier est un peu vivant, plutôt que d’imaginer un cosmos radicalement muet, indifférent, traversé par la seule mécanique. La prochaine fois que vous trébucherez sur un caillou, vous hésiterez peut-être entre l’insulter ou lui demander pardon. Qui sait, peut-être qu’il saura vous pardonner…
Il y a des matins où le réveil sonne et l’on se demande pourquoi on recommence. Un jour de plus à bûcher, à trimer… même rengaine que le jour précédent, encore et toujours. On se lève, on prend son café, on répond machinalement « ça va et toi ? » au collègue qui ne nous écoute pas plus que nous ne l’écoutons. On passe la journée à remplir des formulaires, à participer à des réunions qui auraient pu se résumer à un simple courriel, à tourner dans une roue qui ressemble étrangement à celle d’un hamster. Ce sentiment de tourner en rond, Albert Camus (1913-1960), écrivain et philosophe français, l’appelle « l’absurde », cette expérience qui, « au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme » (Le Mythe de Sisyphe). L’absurde, c’est ce sentiment de lassitude, voire d’écœurement, éprouvé par l’homme contraint à un travail aliéné et qui prend conscience que son existence tourne autour d’actes répétitifs et privés de sens. L’absurde camusien est pensée dans le décalage entre notre besoin de sens et le silence obstiné du monde : « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde […] Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille métaphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur présence commune. », écrit Camus dans son essai intitulé Le Mythe de Sisyphe.
On l’aura compris, tout comme dans L’Étranger, Caligula ou encore Le Malentendu, œuvres qui forment le cycle de l’absurde ou de la négation, Camus décrit Sisyphe, ce héros antique condamné à rouler éternellement sa pierre en haut d’une montagne, pour la voir redescendre aussitôt, et recommencer cette tâche à l’infini. Sisyphe, c’est nous. Chaque matin, nous reprenons la pierre de nos habitudes, du travail, de nos obligations. Face à ce constat, les uns pourraient choisir la voie du suicide, comme il l’indique dans l’incipit de son essai de 1942 : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre. »
Mais pour l’auteur de L’Étranger, choisir le suicide reviendrait à céder, à refuser l’affrontement avec l’absurde de notre condition. On pourrait tout aussi bien chercher une réponse religieuse, mais Camus refuse les arrière-mondes, une quelconque explication transcendante, qui reviendrait selon lui à fuir le problème. L’absurde camusien est d’autant plus évident que la mort nous attend toutes et tous au tournant, renforçant alors le sentiment d’inutilité de toute existence. A quoi bon vivre ainsi, si ma vie est condamnée au néant et à l’oubli ?
Pourtant, Camus ne nous laisse pas désespérés : il nous propose d’accepter l’absurde, non comme une fatalité, mais comme une forme de liberté, comme un choix assumé. Puisque la vie n’a pas de sens prédéfini, à nous d’en inventer un. Nous pouvons multiplier les expériences, goûter l’instant, rire des automatismes sociaux, même nous révolter. L’absurde n’est pas une condamnation, mais une invitation à vivre pleinement.
Franz Kafka, écrivain austro-hongrois, lui, explore un autre visage de l’absurde. Dans Le Procès (1925, posthume) ou Le Château (1926, posthume), ses personnages s’épuisent dans des labyrinthes bureaucratiques sans jamais en sortir. Chez lui, l’absurde n’est pas tant philosophique qu’administratif : des lois obscures, des juges invisibles, des formulaires sans fin. Et l’on comprend que le véritable cauchemar, ce n’est pas le monstre, c’est la paperasse. Contrairement à Camus, Kafka ne nous propose pas de révolte joyeuse : il nous montre l’impasse, le mur contre lequel nous nous heurtons. Mais ce miroir grinçant nous éclaire : en reconnaissant le ridicule de ces engrenages sociaux, nous retrouvons une forme de lucidité.
On pourrait d’ailleurs prolonger cette réflexion en évoquant le film « Brazil » de Terry Gilliam (1985), souvent décrit comme une dystopie kafkaïenne. Comme chez Kafka, le héros y est piégé dans les engrenages absurdes d’une bureaucratie tentaculaire : formulaires qui s’accumulent, erreurs administratives qui détruisent des vies, hiérarchies anonymes et implacables. Sam Lowry, fonctionnaire de ce système, tente de s’évader par le rêve et l’imaginaire, mais finit broyé par la machine qu’il voulait fuir. Là où Camus propose d’assumer l’absurde comme une liberté à inventer, la dystopie « Brazil » met en scène l’impossibilité de l’évasion : toute tentative de sens est rattrapée par la logique froide des dossiers et des procédures. Ce miroir grinçant nous rappelle que l’absurde n’est pas seulement une expérience existentielle, mais aussi une condition politique et sociale moderne.
D’autres penseurs et artistes prolongent cette réflexion. Sören Kierkegaard (1813-1855), théologie et philosophe danois, par exemple, voyait dans l’absurde une épreuve existentielle : l’être humain se confronte à l’incompréhensible, et la seule issue, pour lui, était le « saut de foi », un acte irrationnel qui ouvre à la transcendance. Là où Camus refuse la consolation religieuse, Kierkegaard l’embrasse. Eugène Ionesco (1909-1994), écrivain romano-français, avec son théâtre de l’absurde, met en scène, par exemple dans La Cantatrice chauve (1950), l’incommunicabilité humaine : des dialogues qui tournent à vide, des personnages qui parlent sans s’écouter. Le rire naît du ridicule, mais un rire inquiet, qui nous renvoie à notre propre solitude.
Samuel Beckett (1906-1989), lui, va encore plus loin : ses personnages attendent indéfiniment Godot, symbole d’un sens qui ne viendra jamais. L’absurde devient ici attente stérile, mais étrangement familière. En effet, alors que Camus nous invite à affronter l’absurde et à inventer notre liberté, et que Kafka expose l’absurde bureaucratique et impitoyable, Beckett en donne une version encore plus radicale dans En attendant Godot (1952). Vladimir et Estragon attendent un certain Godot qui ne viendra jamais, répétant gestes et paroles sans que rien ne progresse. L’œuvre met en lumière la passivité et l’impuissance de l’existence, l’attente interminable illustrant le caractère inexorable et absurde de la condition humaine. Mais certains interprètes suggèrent aussi que, dans cette répétition et ce vide, il y aurait une forme paradoxale de liberté :accepter l’absurde tel qu’il est, et continuer à vivre et à dialoguer malgré tout, constituerait une résistance silencieuse, une lucidité sur notre propre existence. Ainsi, Beckett nous confronte à l’absurde non seulement comme échec ou abandon, mais aussi comme invitation à une prise de conscience de notre condition.
Et pourtant, malgré ce constat parfois accablant, Albert Camus soutient qu’il faut « imaginer Sisyphe heureux ». Heureux non pas parce qu’il a trouvé un sens caché, mais parce qu’il a accepté l’absence de sens comme une donnée, et qu’il a choisi d’y répondre par la révolte, par l’art ou encore par l’amour. Révolte, parce que dire « oui » à la vie, c’est aussi refuser la résignation. Si l’absurde existe au niveau individuel, l’injustice et l’oppression existent au niveau collectif. Aussi, agir politiquement, lutter contre l’injustice, défendre la dignité humaine, c’est incarner la révolte dans le monde social, tout en restant lucide sur les limites et les contradictions de l’action humaine, à l’instar du Prix Nobel de littérature qui s’est par exemple impliqué dans la Résistance, a critiqué les totalitarismes (nazisme et stalinisme) et a défendu des positions humanistes, illustrant sa conviction qu’on peut agir moralement malgré l’absurdité de l’existence.Art, parce que créer, c’est inventer du sens là où il n’y en a pas. L’art permet de donner une forme, une expression, une intensité à l’existence, même si celle-ci n’a pas de sens prédéfini. Peinture, musique, écriture, ces formes expressives peuvent être vues comme un refus de céder à l’absurde, un acte de liberté qui affirme la vie malgré son manque de sens ultime. Comme la révolte, l’art n’efface pas l’absurde, mais il le rend habitable. Il offre un espace où l’homme peut exercer sa liberté, inventer un sens et affirmer sa dignité dans un monde qui n’en donne pas. Finalement, Camus nous propose l’amour, parce que la rencontre avec l’autre, fugitive et fragile, nous arrache à la solitude. Plus largement, Camus considère que toute relation humaine authentique – amitié, amour, solidarité – est une réponse à l’absurde, car elle consiste à dire « oui » à la vie malgré son irrémédiable manque de sens. L’amour est donc une révolte intime et concrète, vécue dans le quotidien, qui enrichit l’existence et nous relie à la réalité humaine.
Alors oui, nous continuerons à remplir des formulaires, à sourire mécaniquement, à pousser nos pierres, encore et toujours. Mais peut-être pourrions-nous, en chemin, apprendre à transformer ces actions en jeux, en histoires, en actions concrètes, en rencontres, en formes artistiques. Peut-être pourrions-nous, à la manière du Sisyphe de Camus, trouver une forme de bonheur dans la répétition même. Et si l’absurde ne nous donne pas de réponses, il nous laisse au moins une liberté immense : celle d’inventer la nôtre.
Pour aller plus loin:
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1942.
Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement : Lyrique-dialectique par Johannès de Silentio. Traduit du danois par Paul-Henri Tisseau, Paris, Flammarion, 1984.
Franz Kafka, Le Procès, Traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1933.