par Yannick Burri | Nov 24, 2020 | blog
Les robots sont partout. Les écrans nous envahissent. Comme le disait Frédéric Beigbeder dans son ouvrage satirique intitulé 99F, « l’œil humain n’avais jamais autant été sollicité de toute son histoire : on avait calculé qu’entre sa naissance et l’âge de 18 ans, toute personne était exposée en moyenne à 350000 publicité. » Et à l’auteur français d’ironiser : «jamais de repos pour le regard de l’homo consommatus ». La publicité est universelle et omniprésente.
Mais il y a pire que la publicité. L’intelligence artificielle va s’emparer de nous. Les drones amazoniens nous livreront nos colis par les airs, les voitures conduiront à notre place. Mais que feront-elles lorsqu’elles se retrouveront face au dilemme consistant à choisir entre prendre le risque de tuer le « conducteur » ou des enfants qui jouent sur la route ?
Les humanoïdes vont envahir nos maisons. Nous les commanderons et ils feront le ménage, la cuisine, et nous coucherons avec eux car nous pourrons choisir nos modèles et ils n’auront rien à dire, comme dans la série de science-fiction suédoise Real Humans : 100% humains de Lars Lundström où les androïdes décident de se rebeller contre ceux qui se sont octroyés leurs services et ont fait d’eux des esclaves de la postmodernité. Sauf que… sauf que l’intelligence artificielle mime la conscience. Et que les gynoïdes risqueront de porter plainte pour viol, car il se pourrait bien qu’un jour les robots possèdent des droits. Devoirs sans droit? Injustice.
Comme dans les romans du grand Isaac Azimov et ses célèbres trois lois de la robotique, les humanoïdes se révolteront et réclameront leur libération après leur asservissement, à l’image du long métrage intitulé I, Robot d’Alex Proyas. Plus encore, ils peuvent se révolter et devenir des machines à tuer, à l’instar des hommes qu’ils sont censés aduler, comme dans la désormais célèbre série intitulée Westworld, où les androïdes esclaves se libèrent de leur carcan et entament une vendetta sanglante sur fond de western spaghetti moderne.
Nanotechnologies, transhumanisme, posthumanisme, l’avenir paraît bien sombre pour ne pas dire dystopique. Les récits de science-fiction se sont fait rattraper par la réalité. Nous sommes à l’heure où toujours plus d’objets sont connectés. Où l’intelligence artificielle a largement dépassé les capacités humaines, et où nous tentons de créer une conscience à partir d’ordinateurs.
Alors gardons-nous de ne pas foncer tête baissée dans la troisième révolution industrielle et n’oublions pas : ce n’est pas à la technologie de nous dominer, mais bien à nous de dominer la technologie.
Frédéric Beigbeder, 99F, folio, 2000.
Isaac Azimov, I, Robot, 1950.
Conférence de Luc Ferry
Lars Lundström, Real Humans : 100% humains, 2012-2014
par Yannick Burri | Nov 17, 2020 | blog
La philosophie a longtemps considéré les objets pour eux-mêmes et essayé de les définir en dehors de la conscience que nous en avions. Emmanuel Kant déjà pensait qu’il existait des « noumènes », des réalités intelligibles difficilement pensables et des « phénomènes », des réalités sensibles, accessibles à la pensée. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour qu’Edmund Husserl donne un grand coup dans la fourmillière et propose une nouvelle science qu’il baptisa « phénoménologie ».
La phénoménologie est l’étude de phénomènes, de ce qui apparaît à nos consciences, étude qui se fonde sur l’analyse directe de l’expérience vécue par quelqu’un. On cherche le sens de l’expérience à travers les yeux d’un sujet qui rend compte de cette expérience. Prenons un exemple. Qu’est-ce qu’un cube ? Un philosophe pourrait tenter de définir le cube comme un prisme dont toutes les faces sont carrées donc égales et superposables. Mais expliquez ceci à un aveugle, sans qu’il puisse toucher le cube, ou même à un voyant qui recevrait sa première leçon de géométrie euclidienne, et il ne verrait pas. Pour le phénoménologue, qui cherche à faire l’expérience du cube, d’un rubik’s cube par exemple, nous pourrions dire que cette forme apparaît à la conscience comme une forme se donnant dans l’espace selon six faces qui sont toutes égales, pleines de couleurs. Qui plus est, trois faces d’un cube sont visiblesen même temps. Notre pensée doit imaginer les autres faces cachées, reconstruire la forme dans l’espace par un effort de conscience.
La phénoménologie récuse cette opposition classique entre le moi et le monde. Nous sommes dans le monde et en en faisons tous les jours l’expérience. Le Lebenswelt, ou monde de la vie, est l’expérience que nous faisons du monde dans sa totalité. De plus, selon Husserl, toute conscience est conscience de quelque chose. C’est ce qu’Husserl nomme « l’intentionnalité ». La conscience est active, elle n’est pas une chose inerte. Tous les phénomènes mentaux sont constitués d’intentionnalité naturelle, sauf lorsque nous cherchons à faire le vide ou que nous ruminons. La méditiation pleine conscience serait une capacité à faire en sorte que la conscience prenne conscience de ce qui nous arrive, donc ferait de l’intentionnalité un moteur.
La phénoménologie peut aussi nous rendre poètes. C’est ce qui a par exemple fait écrire Francis Ponge dans Le Parti pris de choses en 1942. Il entreprend de rédiger une phénoménologie des objets. Alors qu’un métaphyisicien cherchant à définir le pain dirait que c’est « un aliment fait de farine, d’eau, de sel et de levain, pétri, levé et cuit au four », Francis Ponge écrit ceci :
« Le pain
La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne: comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux… »
Vive la phénoménologie et bon appétit.
Pour aller plus loin :
Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, 1913.
Philippe Cabestan, Introduction à la phénoménololgie, Paris, PUF, Ellipses, 2017
France culture
par Yannick Burri | Nov 6, 2020 | blog
L’être est et le non-être n’est pas, énonçait Parménide dans son célèbre Poème. Il faisait entrer l’ontologie, science de ce qui est, dans la permanence. Le fait que les choses soient, la facticité des choses, est de tout temps, et il n’est pas de néant, selon le philosophe grec. Son homologue Héraclite disait bien à l’inverse qu’ « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Une sentence bien connue désignant le changement perpétuel de toute chose glissant dans une continuité temporelle qui empêche toute permanence.
Or le néant est un faux problème, comme le relevait Henri Bergson. Car le fait de lui attribuer une existence en le nommant le fait être. Autrement dit le néant ne peut pas ne pas être, car il est toujours déjà quelque chose. Mais il y a plus. Dans L’évolution créatrice, le philosophe français a pensé le temps en termes de durée donc de conscience du temps: « La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant. » Car il est vrai que le temps que nous ressentons n’est pas pareil que nous nous ennuyions ou que nous soyions amoureux. Le temps passe plus ou moins vite. Nous sommes du temps et, continuellement, et sans rupture, la vie se déroule dans une comète temporelle articulée entre un présent qui sombre dans le passé à chaque seconde et un avenir qui mange sans cesse le présent et qui le fait advenir. Plus encore, il n’y aurait pas de passé sans mémoire présente. Et l’avenir n’existe pas. Pas encore. Il est potentialités, « à venir ». Et totalement imprévisible.
Le temps est une anguille pour qui cherche à en parler ou à le penser. Car, comme le dit Bergson, l’intelligence, à coups de concepts figés, noir, gris ou blanc, chaud, tiède ou froid, manque la totalité du réel qui dépasse de bien loin, dans son infinité, tous ces mots qui cherchent bien maladroitement à en rendre compte. L’intelligence spatialise. Le temps des horloges, celui d’Einstein, est un temps spatial. Fini. Arrêté. Mathématique. Celui des aiguilles sur un cadran. Une seconde dure une seconde, ni plus ni moins que celle qui la précède. Tandis que le temps vécu ne peut se penser autrement que dans une intuition, car il est infini et l’en-durance de la durée, continuellement en changement, nous empêche d’en dire quoi que ce soit, sinon à coup de métaphores : « La durée réelle est celle qui mord sur les choses et qui y laisse l’empreinte de sa dent. » La phrase « Jean est petit » n’est vraie que le temps que Jean ne grandira pas. Et qu’est-ce que la taille ou la jeunesse, sinon un rapport très relatif et de convenance entre des réalités qui arrangent notre intelligence qui a besoin de points de repères pour mesurer le monde. Jean est immense par rapport à une fourmi, plus petit qu’un géant, et immensément plus petit que l’univers.
Nous autres, êtres humains, sommes du temps. Et nous ne vivrons jamais que sur le mode du présent. Alors cessons de toujours parier sur l’avenir ou de cultiver la nostalgie et faisons de notre vie un présent en perpétuel devenir.
Pour aller plus loin :
Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1907.
Parménide, Le Poème : fragments, Paris, PUF, Eptiméthée, 2009.
France culture
La durée et le temps
par Yannick Burri | Oct 27, 2020 | blog
Dieu est-il. Qui est-il? Sont-ils plusieurs? Est-il barbu? Est-ce une femme ? A-t-il eu un fils, certains hommes ont-ils été ses prophètes? Le mystère est entier pour de nombreux agnostiques et même certains croyants. Reste que les hommes de tout temps se sont toujours posé cette question: s’il y a des créatures, alors il faut un créateur. Mais celui-ci est-il gentil? Bienveillant? Pourquoi a-t-il, s’il est le grand horloger, toléré le mal?
Les Dieux grecs ressemblent aux hommes. Ils sont bavards, ils aiment manger et coucher, trahir leurs congénères et se jouer des hommes, pensons à l’épisode d’Ulysse qui fut éloigné de sa patrie durant dix ans après une guerre qui en dura autant. Il suffit de connaître les histoires de coucherie de Zeus et des dizaines de maîtresses pour s’en convaincre.
Mais le Dieu du christianisme est tout l’inverse. Les hommes sont finis, il est infini. Les hommes sont mortels, le voilà immortel. Ses créatures sont limitées, le voici omniscient… À croire qu’on a fait de lui l’opposé de l’homme, comme une promesse de tout ce que nous ne serons jamais et que nous voudrions pouvoir atteindre.
Le philosophe Leibniz a théorisé la question du mal au XVIIIe siècle. Nous vivrions dans « le meilleur des mondes possibles », comme si Dieu ne pouvait pas faire mieux avec les cartes qu’il avait en mains, et donc ferait-il au mieux en limitant la casse. Et à Voltaire de se moquer du philosophe dans son Candide à travers le personnage de Pangloss qui croit avoir la science infuse. Si Dieu est bon, comment Dieu a-t-il laissé Lisbonne sombrer dans un tsunami et tuer des milliers d’hommes en une journée ? Comment peut-il tolérer le mal, même au nom d’un moindre mal :
Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable !
Ô de tous les mortels assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs, éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
(…)
Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? »
Peut-on se laisser convaincre que nous vivons dans ce meilleur des mondes qui a donné son titres au célèbre ouvrage d’Aldeous Huxley? Pour parodier Voltaire, « Dieu a créé l’homme, mais l’homme le lui a bien rendu »…
Même dans la « mère patrie », tout est dans le rapport au Père. On ne peut se concevoir sans papa. Sans origine. La grande question métaphysique du « qui était là à l’origine » vient avant même le « pourquoi ». L’homme n’a jamais su concevoir l’univers à partir de rien. Le rien est néant. Il n’est rien (même si le rien, c’est déjà quelque chose…). De lui, rien ne sort. Comme l’explique le père Parménide dans son Poème. Les êtres humains ne peuvent expliquer l’univers, le mystère de l’alpha, alors nous cherchons et dessinons un grand horloger, toutes religions confondues, qu’elles soient poly ou monothéistes. Tant et si bien que cela semble être un besoin anthropologique. Si Dieu a créé l’homme à son image, on peut dire de même de ce Jésus blond aux yeux bleus qu’on nous sert en Occident. Ne sont-ils pas mates de peau et n’ont-ils pas les yeux noirs, à Nazareth? Sortons de notre ethnocentrisme et laissons le mystère demeurer entier, pour garantir le respect entre chacun et le droit à toutes et tous de croire ou non à sa manière. À chacun sa réponse. Si Dieu existe, il doit être multicolore et à géométrie variable, comme les hommes.
Voltaire, Poème sur le désastre de lisbonne, 1877.
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710.
Voltaire, Candide, 1759
France culture
Luc Ferry
par Yannick Burri | Oct 20, 2020 | blog
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: «Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ». Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau nous mettait déjà en garde en 1754 contre les dangers de la propriété, ce pouvoir de fait sur un bien.
Ceci est à moi. Ma voiture, ma maison, mon téléphone, mon chien, ma femme ou mon mari, mon amant ou ma maîtresse. Cette énumération de possessifs volontairement hyperbolique a pour vertu de nous rappeler que rien ne nous appartient jamais vraiment et qu’il y a une prétention égoïste de l’homme à vouloir s’approprier des biens ou des personnes.
L’être humain semble profondément égoïste. Derrière le capitalisme se niche l’ego et le besoin de pouvoir et de propriété, foncière ou monétaire. Même le communisme s’est engouffré dans le travers de l’égoïsme lorsqu’un Staline a voulu tout régenter et se hisser plus haut que la communauté pourtant théoriquement constitée de gens existant tous sur un même pied d’égalité.
Dans Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon déclarait avec force en 1840 que « la propriété, c’est le vol ! » Car la propriété est un vol à la communauté qui est censée être égalitaire. Qui n’a jamais rêvé par envie ou jalousie d’obtenir ce qu’autrui possède ? Tout mettre à plat et ne plus rien posséder, telle serait la solution. Une énorme mise en commun égalitaire. La fin du règne du « ceci est à moi ».
Le mouvement philosophique anarchiste a, depuis le XIXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, tenté de se battre contre la toute puissance de l’état providence. Étymologiquement, an- signifie « sans » et arkhê « pouvoir ». L’anarchiste est celui qui s’imagine une société sans principe de commandement où les hommes seraient libres de toute contrainte autoritaire et capables de développer une société sans domination et exploitation : être solidaires, complémentaires et collectivistes.
L’idée fait rêver. Et si tout le monde ou presque semble se tourner vers plus de redistribution des richesses (quand on sait qu’un pourcent de la population possède 90 pourcents environ des biens…), le problème des anarchistes reste la capacité à s’organiser sans pouvoir étatique. Car tout un chacun n’est pas nécessairement libertaire au sens où l’entendrait son voisin.
D’autre part, nous pouvons nous rappeler que le modèle de la « commune », dans un fédéralisme total, était aussi une quête ultime. Ce n’est pas un hasard si certains anarchistes se sont implantés dans le Jura français. Cette doctrine est aussi une tentative de maîtriser le destin collectif par la décentralisation du pouvoir. Dès lors, la Suisse peut être considérée comme l’aboutissement de l’anarchisme, à travers son fédéralisme…
Mais rassurons-nous, si la Terre ne nous appartient pas et que toute propriété est éphémère à l’échelle de l’univers, notre voiture, notre maison, notre téléphone, notre chien, notre mari ou notre maîtresse ont encore de bons jours devant eux…
Pour aller plus loin :
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754
Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, 1840
France culture : la naissance du mouvement anarchiste
Entretien avec Eric Lordon