par Yannick Burri | Nov 6, 2020 | blog
L’être est et le non-être n’est pas, énonçait Parménide dans son célèbre Poème. Il faisait entrer l’ontologie, science de ce qui est, dans la permanence. Le fait que les choses soient, la facticité des choses, est de tout temps, et il n’est pas de néant, selon le philosophe grec. Son homologue Héraclite disait bien à l’inverse qu’ « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Une sentence bien connue désignant le changement perpétuel de toute chose glissant dans une continuité temporelle qui empêche toute permanence.
Or le néant est un faux problème, comme le relevait Henri Bergson. Car le fait de lui attribuer une existence en le nommant le fait être. Autrement dit le néant ne peut pas ne pas être, car il est toujours déjà quelque chose. Mais il y a plus. Dans L’évolution créatrice, le philosophe français a pensé le temps en termes de durée donc de conscience du temps: « La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant. » Car il est vrai que le temps que nous ressentons n’est pas pareil que nous nous ennuyions ou que nous soyions amoureux. Le temps passe plus ou moins vite. Nous sommes du temps et, continuellement, et sans rupture, la vie se déroule dans une comète temporelle articulée entre un présent qui sombre dans le passé à chaque seconde et un avenir qui mange sans cesse le présent et qui le fait advenir. Plus encore, il n’y aurait pas de passé sans mémoire présente. Et l’avenir n’existe pas. Pas encore. Il est potentialités, « à venir ». Et totalement imprévisible.
Le temps est une anguille pour qui cherche à en parler ou à le penser. Car, comme le dit Bergson, l’intelligence, à coups de concepts figés, noir, gris ou blanc, chaud, tiède ou froid, manque la totalité du réel qui dépasse de bien loin, dans son infinité, tous ces mots qui cherchent bien maladroitement à en rendre compte. L’intelligence spatialise. Le temps des horloges, celui d’Einstein, est un temps spatial. Fini. Arrêté. Mathématique. Celui des aiguilles sur un cadran. Une seconde dure une seconde, ni plus ni moins que celle qui la précède. Tandis que le temps vécu ne peut se penser autrement que dans une intuition, car il est infini et l’en-durance de la durée, continuellement en changement, nous empêche d’en dire quoi que ce soit, sinon à coup de métaphores : « La durée réelle est celle qui mord sur les choses et qui y laisse l’empreinte de sa dent. » La phrase « Jean est petit » n’est vraie que le temps que Jean ne grandira pas. Et qu’est-ce que la taille ou la jeunesse, sinon un rapport très relatif et de convenance entre des réalités qui arrangent notre intelligence qui a besoin de points de repères pour mesurer le monde. Jean est immense par rapport à une fourmi, plus petit qu’un géant, et immensément plus petit que l’univers.
Nous autres, êtres humains, sommes du temps. Et nous ne vivrons jamais que sur le mode du présent. Alors cessons de toujours parier sur l’avenir ou de cultiver la nostalgie et faisons de notre vie un présent en perpétuel devenir.
Pour aller plus loin :
Henri Bergson, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 1907.
Parménide, Le Poème : fragments, Paris, PUF, Eptiméthée, 2009.
France culture
La durée et le temps
par Yannick Burri | Oct 27, 2020 | blog
Dieu est-il. Qui est-il? Sont-ils plusieurs? Est-il barbu? Est-ce une femme ? A-t-il eu un fils, certains hommes ont-ils été ses prophètes? Le mystère est entier pour de nombreux agnostiques et même certains croyants. Reste que les hommes de tout temps se sont toujours posé cette question: s’il y a des créatures, alors il faut un créateur. Mais celui-ci est-il gentil? Bienveillant? Pourquoi a-t-il, s’il est le grand horloger, toléré le mal?
Les Dieux grecs ressemblent aux hommes. Ils sont bavards, ils aiment manger et coucher, trahir leurs congénères et se jouer des hommes, pensons à l’épisode d’Ulysse qui fut éloigné de sa patrie durant dix ans après une guerre qui en dura autant. Il suffit de connaître les histoires de coucherie de Zeus et des dizaines de maîtresses pour s’en convaincre.
Mais le Dieu du christianisme est tout l’inverse. Les hommes sont finis, il est infini. Les hommes sont mortels, le voilà immortel. Ses créatures sont limitées, le voici omniscient… À croire qu’on a fait de lui l’opposé de l’homme, comme une promesse de tout ce que nous ne serons jamais et que nous voudrions pouvoir atteindre.
Le philosophe Leibniz a théorisé la question du mal au XVIIIe siècle. Nous vivrions dans « le meilleur des mondes possibles », comme si Dieu ne pouvait pas faire mieux avec les cartes qu’il avait en mains, et donc ferait-il au mieux en limitant la casse. Et à Voltaire de se moquer du philosophe dans son Candide à travers le personnage de Pangloss qui croit avoir la science infuse. Si Dieu est bon, comment Dieu a-t-il laissé Lisbonne sombrer dans un tsunami et tuer des milliers d’hommes en une journée ? Comment peut-il tolérer le mal, même au nom d’un moindre mal :
Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable !
Ô de tous les mortels assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs, éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
(…)
Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? »
Peut-on se laisser convaincre que nous vivons dans ce meilleur des mondes qui a donné son titres au célèbre ouvrage d’Aldeous Huxley? Pour parodier Voltaire, « Dieu a créé l’homme, mais l’homme le lui a bien rendu »…
Même dans la « mère patrie », tout est dans le rapport au Père. On ne peut se concevoir sans papa. Sans origine. La grande question métaphysique du « qui était là à l’origine » vient avant même le « pourquoi ». L’homme n’a jamais su concevoir l’univers à partir de rien. Le rien est néant. Il n’est rien (même si le rien, c’est déjà quelque chose…). De lui, rien ne sort. Comme l’explique le père Parménide dans son Poème. Les êtres humains ne peuvent expliquer l’univers, le mystère de l’alpha, alors nous cherchons et dessinons un grand horloger, toutes religions confondues, qu’elles soient poly ou monothéistes. Tant et si bien que cela semble être un besoin anthropologique. Si Dieu a créé l’homme à son image, on peut dire de même de ce Jésus blond aux yeux bleus qu’on nous sert en Occident. Ne sont-ils pas mates de peau et n’ont-ils pas les yeux noirs, à Nazareth? Sortons de notre ethnocentrisme et laissons le mystère demeurer entier, pour garantir le respect entre chacun et le droit à toutes et tous de croire ou non à sa manière. À chacun sa réponse. Si Dieu existe, il doit être multicolore et à géométrie variable, comme les hommes.
Voltaire, Poème sur le désastre de lisbonne, 1877.
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710.
Voltaire, Candide, 1759
France culture
Luc Ferry
par Yannick Burri | Oct 20, 2020 | blog
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: «Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ». Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau nous mettait déjà en garde en 1754 contre les dangers de la propriété, ce pouvoir de fait sur un bien.
Ceci est à moi. Ma voiture, ma maison, mon téléphone, mon chien, ma femme ou mon mari, mon amant ou ma maîtresse. Cette énumération de possessifs volontairement hyperbolique a pour vertu de nous rappeler que rien ne nous appartient jamais vraiment et qu’il y a une prétention égoïste de l’homme à vouloir s’approprier des biens ou des personnes.
L’être humain semble profondément égoïste. Derrière le capitalisme se niche l’ego et le besoin de pouvoir et de propriété, foncière ou monétaire. Même le communisme s’est engouffré dans le travers de l’égoïsme lorsqu’un Staline a voulu tout régenter et se hisser plus haut que la communauté pourtant théoriquement constitée de gens existant tous sur un même pied d’égalité.
Dans Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon déclarait avec force en 1840 que « la propriété, c’est le vol ! » Car la propriété est un vol à la communauté qui est censée être égalitaire. Qui n’a jamais rêvé par envie ou jalousie d’obtenir ce qu’autrui possède ? Tout mettre à plat et ne plus rien posséder, telle serait la solution. Une énorme mise en commun égalitaire. La fin du règne du « ceci est à moi ».
Le mouvement philosophique anarchiste a, depuis le XIXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, tenté de se battre contre la toute puissance de l’état providence. Étymologiquement, an- signifie « sans » et arkhê « pouvoir ». L’anarchiste est celui qui s’imagine une société sans principe de commandement où les hommes seraient libres de toute contrainte autoritaire et capables de développer une société sans domination et exploitation : être solidaires, complémentaires et collectivistes.
L’idée fait rêver. Et si tout le monde ou presque semble se tourner vers plus de redistribution des richesses (quand on sait qu’un pourcent de la population possède 90 pourcents environ des biens…), le problème des anarchistes reste la capacité à s’organiser sans pouvoir étatique. Car tout un chacun n’est pas nécessairement libertaire au sens où l’entendrait son voisin.
D’autre part, nous pouvons nous rappeler que le modèle de la « commune », dans un fédéralisme total, était aussi une quête ultime. Ce n’est pas un hasard si certains anarchistes se sont implantés dans le Jura français. Cette doctrine est aussi une tentative de maîtriser le destin collectif par la décentralisation du pouvoir. Dès lors, la Suisse peut être considérée comme l’aboutissement de l’anarchisme, à travers son fédéralisme…
Mais rassurons-nous, si la Terre ne nous appartient pas et que toute propriété est éphémère à l’échelle de l’univers, notre voiture, notre maison, notre téléphone, notre chien, notre mari ou notre maîtresse ont encore de bons jours devant eux…
Pour aller plus loin :
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754
Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, 1840
France culture : la naissance du mouvement anarchiste
Entretien avec Eric Lordon
par Yannick Burri | Oct 13, 2020 | blog
Et si devions revivre notre vie éternellement, dans un tourbillon sans fin, sans que le moindre détail n’en soit changé ? C’est en 1881, non loin de Sils-Maria dans les Grisons, que le grand Friedrich Nietzsche eut sa révélation de l’éternel retour du même(die ewige Wiederkehr des Gleichen), une notion centrale de son œuvre qui la traverse de part en part : « Tout est déjà revenu : Sirius et cette araignée et tes pensées à cette heure, et cette pensée qui est la tienne, celle que toute chose revient », écrit-il dans La volonté de puissance, aphorisme 328.
Très éloignée de toute idée de réincarnation, dans le Gai Savoir au fragment 341, Nietzsche imagine un démon qui se glisserait chez nous et nous dirait : « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession (…) – Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre : tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines ! » Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, faisant de toi tel que tu es, un autre être, et peut-être t’écraserait. La question posée à propos de tout et de chaque chose : « Voudrais-tu de ceci encore une fois et d’innombrables fois ? » pèserait comme le poids le plus lourd sur ton action ! Ou combien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie pour ne désirer plus rien que cette dernière éternelle confirmation, cette dernière éternelle sanction ? »
Pour Nietsche, qui philosophe au marteau, celui qui serait capable d’assumer cette pensée du poids le plus lourd deviendrait le « surhomme » (der Übermensch), celui qui dirait un grand oui à la vie pensée comme volonté de puissance. Mais pour tout un chacun, cette idée est une immense chance de repenser sa vie. Car comme le dit l’écrivain Fred Pellerin, il existe quatre questions que l’on devrait se poser tous les jours : quel est ton rêve ? C’est pour quand ? Qu’est-ce qu’on a fait pour lui aujourd’hui (perd-on son temps ?) ? Et en quoi notre rêve est-il aussi bon pour autrui (afin que ceux-ci ne soient pas trop égoïstes) ?
En somme, il ne faut pas rêver sa vie, mais vivre ses rêves. Et si la vie devait revenir telle que nous la vivons et ce éternellement, si nous sommes d’accord de répondre un grand oui à l’éternel retour de toute chose, un immense « je le veux », c’est que nous avons fait de notre vie un rêve, une œuvre qui vaut la peine d’être vécue. Si nous répondons « non », c’est qu’il est temps de changer de vie et de se rappeler, pour citer Ionesco, que l’ « on vient au monde tous les matins ». Alors n’attendons pas demain…
Pour aller plus loin :
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882
Les nouveaux chemins de la connaissance
Luc Ferry
par Yannick Burri | Oct 6, 2020 | blog
On pense souvent qu’improviser ne s’improvise pas. Pourtant les grands créateurs, musiciens, peintres, sculpteurs, n’ont eu de cesse de réinventer les codes de l’art, faisant entrer cette discipline dans une histoire. On peut à cet égard oser dire qu’il existe deux façons d’envisager l’art musical et que ces deux manières s’excluent mutuellement. À l’image de notre rapport au monde. L’une est héritée de l’aristocratie et de la bourgeoisie. La musique serait affaire de travail et, à force de gammes et d’abnégation, le pianiste ou le flûtiste maitriserait son art. Il passe par la théorie de la musique qu’il mettra en pratique. Il saura l’écrire, apprendra ses gammes et le solfège. L’approche classique nécessite une tenue. De la régularité dans les apprentissages, du travail. Et de la raison. Au sens de René Descartes. Une méthode rationnelle.
À contrario, on trouve les adeptes de la musique jazz, incluant le blues qui en est l’alpha, trouvant son origine dans les champs de cotons et résonnant aux chants des souffrances. Ici, l’art est issu du bas peuple. Ici, la musique se transmet dans les gênes. Elle s’improvise et ne s’écrit pas. Elle est aveugle, comme Ray Charles qui apprit le piano sans avoir besoin de ses yeux, réinventant ainsi l’approche de cet instrument passant d’abord par le toucher et le rythme. Quelques accords suffisent au blues, et les notes virevoltent sur l’instrument qui improvise en jazz jusqu’à faire crier le saxophone cherchant les limites de l’instrument sans qu’aucune partition puisse rendre compte d’un tel effet sonore. Le jazz met en avant l’improvisation, le dépassement de l’instrument. Il n’est pas associé au travail ni à la raison, il est d’abord libération.
En littérature, deux mondes s’opposent aussi. La fin de la bourgeoisie s’écrit avec Marcel Proust qui passera sa vie entière à rechercher son temps perdu et le retrouver au moment de sa mort. Une vie consacrée à l’écriture. Sa recherche. À l’opposé, Sur la Route de Jack Kerouac a été écrit sur un rouleau de 120 pieds de longs telle une immense improvisation. Proust raturait et recommençait. Ses manuscrit sont parfois illisibles. Le pape de la Beat Generation se lançait à corps perdu dans une écriture sans anicroche telle une presse bien rôdée.
Nous pouvons également nous inspirer des églises. Negro spirituals, chants et sentiment de liberté contre austérité des cultes et chants catholiques ou protestants classiques. Afrique contre Occident. À nous d’adapter notre vie selon qu’on veut la vivre de façon classique, faite de labeur et de contraintes, ou selon un schéma plus jazzy, libre et émancipé. À chacun de choisir son camp.