Le problème des universaux : faut-il croire à la « rougeur » ?

Imaginons que je vous montre une pomme rouge, puis une cerise rouge, puis une paire de chaussettes rouges. Et que je vous demande : cette « rougeur » que vous voyez partout, existe-t-elle vraiment ? Est-ce une entitĂ© mystĂ©rieuse qui plane au-dessus des choses ? Ou bien n’y a-t-il que des objets particuliers, auxquels nous collons des Ă©tiquettes pratiques, comme celle de la rougeur ? C’est exactement ce qu’on appelle, en philosophie, « le problème des universaux Â», aussi appelĂ© parfois la « querelle des universaux Â». 

Un universel, c’est un concept général : la rougeur, la justice, l’humanité, le chat en général (et non tel ou tel félin qui miaule). La question est de savoir si ces universaux existent réellement, indépendamment de nous, ou si ce sont seulement des mots inventés pour se simplifier la vie. Un débat qui a enflammé la philosophie antique et médiévale, et dont les échos résonnent encore aujourd’hui.

Chez Platon, les universaux existent bel et bien, mais pas dans ce monde-ci, celui de nos sens. Ils rĂ©sident dans un monde supĂ©rieur, abstrait, celui des IdĂ©es. Dans ce monde, il y a « l’IdĂ©e de Rougeur », « l’IdĂ©e de Justice », « l’IdĂ©e d’Homme », auxquelles nos petites pommes, nos lois abstraites et nos voisins distraits ne ressemblent qu’imparfaitement. La pomme rouge participe de la « Rougeur Â» idĂ©ale, comme une copie mal imprimĂ©e d’un modèle. Bref, pour Platon, oui, la rougeur existe: elle habite ailleurs. C’est ce qu’on a appelĂ© le rĂ©alisme qui soutient que les universaux possèdent une existence rĂ©elle, sĂ©parĂ©e et indĂ©pendante des choses particulières.

Des siècles plus tard, au Moyen Ă‚ge, d’autres philosophes vont trouver ce rĂ©alisme un peu extravagant. Les nominalistes, comme Roscelin de Compiègne (1050-1121) ou, plus tard, Guillaume d’Ockham (1285-1347), disent : arrĂŞtons de chercher des entitĂ©s invisibles. Il n’y a pas de « Rougeur » dans l’air. Il n’y a que des choses rouges, et nous leur donnons un nom commun. Les universaux, ce sont des Ă©tiquettes, rien de plus. De lĂ  vient le terme nominalisme, du latin nomen, « nom ».

C’est ici que Guillaume d’Ockham entre en scène avec son fameux « rasoir ». Sa maxime est simple : « il ne faut pas multiplier les entitĂ©s sans nĂ©cessitĂ© ». Autrement dit, si une explication peut se passer d’hypothèses superflues, il faut les couper, au rasoir… Et pour lui, les universaux en sont une. Pas besoin d’imaginer une « Rougeur » qui planerait au-dessus des pommes et des cerises : il suffit de dire qu’il existe des choses particulières rouges, et que nous utilisons le mot « rouge Â» pour les rassembler. Le rasoir d’Ockham tranche ainsi dans le vif du rĂ©alisme platonicien : exit les essences flottantes, restons sobres.

Entre les positions réalistes et nominalistes, certains vont jouer les médiateurs. Abélard par exemple, au XIIe siècle, propose une troisième voie : les universaux n’existent pas en dehors des choses, mais ils existent dans notre esprit comme des concepts. Quand je dis « rougeur », je ne désigne pas une Idée qui flotte quelque part, mais je ne parle pas non plus pour ne rien dire. J’utilise un concept mental, forgé pour regrouper des ressemblances. C’est ce qu’on appelle le conceptualisme.

On pourrait sourire de ce dĂ©bat mĂ©diĂ©val… mais il n’est pas si poussiĂ©reux. Car derrière l’apparente querelle scolastique se cachent de vraies questions. Si les universaux n’existent pas, que devient la science, qui gĂ©nĂ©ralise toujours ? Quand Newton Ă©crit une loi valable « pour tous les corps Â», parle-t-il d’une rĂ©alitĂ© universelle ou d’une approximation commode ? Et l’éthique, qui pense nos choix : quand nous parlons de « justice Â», dĂ©signons-nous une valeur qui existe en soi ou seulement des situations particulières que nous Ă©tiquetons comme Ă©tant « justes Â» ?

Chaque position a ses forces et ses faiblesses. Le rĂ©alisme platonicien donne une base solide : si nous reconnaissons deux choses comme rouges, c’est peut-ĂŞtre parce qu’elles participent d’une mĂŞme rĂ©alitĂ©. Mais il suppose l’existence d’un monde invisible, abstrait, ce qui fait grincer des dents les esprits rationnels. Le nominalisme, lui, est plus sobre : il ne postule rien au-delĂ  des choses. Mais il a du mal Ă  expliquer comment nous reconnaissons des ressemblances sans un minimum de rĂ©fĂ©rences communes. Le conceptualisme fait figure de compromis : les universaux n’existent pas « lĂ -dehors », mais nous ne pouvons pas penser sans eux.

Aujourd’hui encore, la question revient sous d’autres formes. En philosophie analytique, certains défendent un réalisme métaphysique : les lois et les propriétés universelles existeraient réellement dans la nature. D’autres adoptent un nominalisme logique : nos catégories ne sont que des conventions utiles pour parler. Même les sciences cognitives et l’intelligence artificielle s’y frottent : qu’est-ce qu’un « chat » pour une machine ? Une essence universelle ou seulement une collection d’exemples statistiques ?

Alors, la rougeur existe-t-elle en soi ? Difficile de trancher. Mais une chose est sûre : depuis Platon, nous adorons débattre de cette question. Et ça, soyez-en sûrs, c’est universel…

Pour aller. plus loin:

Panpsychisme : quand tout pense, même votre cafetière…

Panpsychisme : quand tout pense, même votre cafetière…

Imaginez que vous sirotez votre cafĂ© du matin. Vous remerciez le garçon de cafĂ©, peut-ĂŞtre la vache qui a donnĂ© son lait. Et si vous deviez aussi remercier la tasse, la cuillère et la cafetière ? Car selon une vieille idĂ©e qui revient Ă  la mode, appelĂ©e le panpsychisme, tout ce qui existe aurait, d’une manière ou d’une autre, une forme de conscience, mĂŞme minuscule. Le mot vient du grec pan (« tout Â») et psyche (« Ă˘me Â», ou « esprit Â») : littĂ©ralement, « tout est animĂ© d’esprit Â». Thomas Nagel, professeur de philosophie Ă  l’universitĂ© de New York, par exemple, dĂ©finit le panpsychisme comme « la thĂ©orie selon laquelle les constituants physiques ultimes de l’univers ont des propriĂ©tĂ©s mentales, qu’ils soient ou non des parties d’organismes vivants. Â» (Questions mortelles, 1979). Pour le panpsychiste, toutes les formes de conscience appartiennent Ă  la mĂŞme famille : elles diffèrent moins par leur nature que par leur degrĂ©, leur intensitĂ©, parfois minime, parfois immense. Ce qui ne signifie pas que notre grille-pain compose des poèmes ou que notre chaise possède des opinions politiques, mais qu’il y aurait, au cĹ“ur de toute rĂ©alitĂ© matĂ©rielle, une sorte d’étincelle intĂ©rieure, une expĂ©rience vĂ©cue, aussi rudimentaire soit-elle. L’esprit ou une forme de conscience minimale serait donc prĂ©sente partout, au cĹ“ur de l’humain et des animaux bien sĂ»r, mais aussi des plantes et des objets considĂ©rĂ©s comme inertes, et mĂŞme dans les particules Ă©lĂ©mentaires.

C’est une position philosophique Ă©trange pour nos habitudes cartĂ©siennes. RenĂ© Descartes (1596-1650) avait tranchĂ© net : d’un cĂ´tĂ© la matière, Ă©tendue et mĂ©canique ; de l’autre la pensĂ©e, substance d’un tout autre ordre. Un caillou, pour lui, est pure matière, il ne sent rien, il ne pense rien. Quant aux thĂ©ories modernes dites de l’émergence, elles nient elles aussi au caillou toute forme de conscience, mais elles ajoutent que, si la matière s’organise d’une manière assez complexe – comme dans un cerveau humain ou animal – alors, soudain, la conscience apparaĂ®t. En gros : zĂ©ro plus zĂ©ro plus zĂ©ro… Ă©gale un. Magique ? Le panpsychisme, lui, propose une autre voie : et si la conscience n’apparaissait pas par miracle, soudainement et sans forme d’explication, mais Ă©tait dĂ©jĂ  lĂ , partout, dès le dĂ©part, en quantitĂ© infinitĂ©simale ? Dans cette perspective, le cerveau humain n’invente pas la conscience : il l’amplifie, la complexifie, comme une grande symphonie composĂ©e Ă  partir de petites notes dĂ©jĂ  prĂ©sentes Ă  l’origine en tout chose.

Cette idée n’est pas qu’un vestige antique ou une rêverie mystique. Des philosophes contemporains de tout à fait bonne réputation, comme Galen Strawson, philosophe analytique britannique, ou Philip Goff, philosophe britannique également, défendent sérieusement le panpsychisme comme une théorie plausible. Strawson insiste sur l’impossibilité de faire surgir la conscience du néant matériel : si tout est pure matière, comment expliquer que surgisse soudain quelque chose d’aussi radicalement différent qu’une expérience vécue, un ressenti, une subjectivité ? Mieux vaut admettre, pense-t-il, que la conscience fait partie des propriétés fondamentales du réel, au même titre que la masse ou la charge électrique. Philip Goff, quant à lui, suggère que le panpsychisme, aussi étrange qu’il paraisse, résout peut-être plus élégamment le problème corps-esprit que les solutions classiques qui peinent à rendre compte de l’évidence la plus brute : nous faisons l’expérience d’être conscients.

Bien sĂ»r, tout cela soulève des difficultĂ©s sĂ©rieuses. La plus redoutable est appelĂ©e le « problème de la combinaison » : si chaque particule a une mini-conscience, comment ces myriades d’étincelles se combinent-elles pour former une conscience unifiĂ©e comme la nĂ´tre ? Nous ne nous sentons pas comme un milliard d’ego microscopiques, mais comme un seul sujet. Autre objection : l’absence de test empirique. On peut faire passer un IRM Ă  un chat, mais quel serait l’intĂ©rĂŞt de le faire Ă  une roche ? Comment vĂ©rifier qu’une pierre possède un ressenti, aussi infime soit-il ? Et puis il y a la critique du ridicule : n’est-ce pas projeter nos catĂ©gories humaines sur tout ce qui existe ? Penser que notre cafetière « éprouve » quelque chose n’est-il pas, finalement, un anthropomorphisme un peu naĂŻf ?

Pourtant, le charme du panpsychisme est d’oser prendre de front le mystère de la conscience, au lieu de l’évacuer. Il nous rappelle que nous vivons dans un univers où l’expérience intérieure existe bel et bien, et que la réduire à de simples calculs neuronaux, c’est peut-être passer à côté de ce qu’il y a de plus énigmatique. Et puis, avouons-le, il est plus joyeux de se dire que l’univers entier est un peu vivant, plutôt que d’imaginer un cosmos radicalement muet, indifférent, traversé par la seule mécanique. La prochaine fois que vous trébucherez sur un caillou, vous hésiterez peut-être entre l’insulter ou lui demander pardon. Qui sait, peut-être qu’il saura vous pardonner…

Pour aller plus loin:

Il faut imaginer Sisyphe heureux

Il y a des matins oĂą le rĂ©veil sonne et l’on se demande pourquoi on recommence. Un jour de plus Ă  bĂ»cher, Ă  trimer… mĂŞme rengaine que le jour prĂ©cĂ©dent, encore et toujours. On se lève, on prend son cafĂ©, on rĂ©pond machinalement « ça va et toi ? » au collègue qui ne nous Ă©coute pas plus que nous ne l’écoutons. On passe la journĂ©e Ă  remplir des formulaires, Ă  participer Ă  des rĂ©unions qui auraient pu se rĂ©sumer Ă  un simple courriel, Ă  tourner dans une roue qui ressemble Ă©trangement Ă  celle d’un hamster. Ce sentiment de tourner en rond, Albert Camus (1913-1960), Ă©crivain et philosophe français, l’appelle « l’absurde Â», cette expĂ©rience qui, « au dĂ©tour de n’importe quelle rue peut frapper Ă  la face de n’importe quel homme Â» (Le Mythe de Sisyphe). L’absurde, c’est ce sentiment de lassitude, voire d’écĹ“urement, Ă©prouvĂ© par l’homme contraint Ă  un travail aliĂ©nĂ© et qui prend conscience que son existence tourne autour d’actes rĂ©pĂ©titifs et privĂ©s de sens. L’absurde camusien est pensĂ©e dans le dĂ©calage entre notre besoin de sens et le silence obstinĂ© du monde : « L’absurde naĂ®t de cette confrontation entre l’appel humain et le silence dĂ©raisonnable du monde […] Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille mĂ©taphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur prĂ©sence commune. Â», Ă©crit Camus dans son essai intitulĂ© Le Mythe de Sisyphe.

On l’aura compris, tout comme dans L’Étranger, Caligula ou encore Le Malentendu, Ĺ“uvres qui forment le cycle de l’absurde ou de la nĂ©gation, Camus dĂ©crit Sisyphe, ce hĂ©ros antique condamnĂ© Ă  rouler Ă©ternellement sa pierre en haut d’une montagne, pour la voir redescendre aussitĂ´t, et recommencer cette tâche Ă  l’infini. Sisyphe, c’est nous. Chaque matin, nous reprenons la pierre de nos habitudes, du travail, de nos obligations. Face Ă  ce constat, les uns pourraient choisir la voie du suicide, comme il l’indique dans l’incipit de son essai de 1942 : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sĂ©rieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vĂ©cue, c’est rĂ©pondre Ă  la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catĂ©gories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord rĂ©pondre. Â»

Mais pour l’auteur de L’Étranger, choisir le suicide reviendrait Ă  cĂ©der, Ă  refuser l’affrontement avec l’absurde de notre condition. On pourrait tout aussi bien chercher une rĂ©ponse religieuse, mais Camus refuse les arrière-mondes, une quelconque explication transcendante, qui reviendrait selon lui Ă  fuir le problème. L’absurde camusien est d’autant plus Ă©vident que la mort nous attend toutes et tous au tournant, renforçant alors le sentiment d’inutilitĂ© de toute existence. A quoi bon vivre ainsi, si ma vie est condamnĂ©e au nĂ©ant et Ă  l’oubli ?

Pourtant, Camus ne nous laisse pas désespérés : il nous propose d’accepter l’absurde, non comme une fatalité, mais comme une forme de liberté, comme un choix assumé. Puisque la vie n’a pas de sens prédéfini, à nous d’en inventer un. Nous pouvons multiplier les expériences, goûter l’instant, rire des automatismes sociaux, même nous révolter. L’absurde n’est pas une condamnation, mais une invitation à vivre pleinement.

Franz Kafka, Ă©crivain austro-hongrois, lui, explore un autre visage de l’absurde. Dans Le Procès (1925, posthume) ou Le Château (1926, posthume), ses personnages s’épuisent dans des labyrinthes bureaucratiques sans jamais en sortir. Chez lui, l’absurde n’est pas tant philosophique qu’administratif : des lois obscures, des juges invisibles, des formulaires sans fin. Et l’on comprend que le vĂ©ritable cauchemar, ce n’est pas le monstre, c’est la paperasse. Contrairement Ă  Camus, Kafka ne nous propose pas de rĂ©volte joyeuse : il nous montre l’impasse, le mur contre lequel nous nous heurtons. Mais ce miroir grinçant nous Ă©claire : en reconnaissant le ridicule de ces engrenages sociaux, nous retrouvons une forme de luciditĂ©.

On pourrait d’ailleurs prolonger cette rĂ©flexion en Ă©voquant le film Â« Brazil Â» de Terry Gilliam (1985), souvent dĂ©crit comme une dystopie kafkaĂŻenne. Comme chez Kafka, le hĂ©ros y est piĂ©gĂ© dans les engrenages absurdes d’une bureaucratie tentaculaire : formulaires qui s’accumulent, erreurs administratives qui dĂ©truisent des vies, hiĂ©rarchies anonymes et implacables. Sam Lowry, fonctionnaire de ce système, tente de s’évader par le rĂŞve et l’imaginaire, mais finit broyĂ© par la machine qu’il voulait fuir. LĂ  oĂą Camus propose d’assumer l’absurde comme une libertĂ© Ă  inventer, la dystopie « Brazil Â» met en scène l’impossibilitĂ© de l’évasion : toute tentative de sens est rattrapĂ©e par la logique froide des dossiers et des procĂ©dures. Ce miroir grinçant nous rappelle que l’absurde n’est pas seulement une expĂ©rience existentielle, mais aussi une condition politique et sociale moderne.

D’autres penseurs et artistes prolongent cette réflexion. Sören Kierkegaard (1813-1855), théologie et philosophe danois, par exemple, voyait dans l’absurde une épreuve existentielle : l’être humain se confronte à l’incompréhensible, et la seule issue, pour lui, était le « saut de foi », un acte irrationnel qui ouvre à la transcendance. Là où Camus refuse la consolation religieuse, Kierkegaard l’embrasse. Eugène Ionesco (1909-1994), écrivain romano-français, avec son théâtre de l’absurde, met en scène, par exemple dans La Cantatrice chauve (1950), l’incommunicabilité humaine : des dialogues qui tournent à vide, des personnages qui parlent sans s’écouter. Le rire naît du ridicule, mais un rire inquiet, qui nous renvoie à notre propre solitude.

Samuel Beckett (1906-1989), lui, va encore plus loin : ses personnages attendent indĂ©finiment Godot, symbole d’un sens qui ne viendra jamais. L’absurde devient ici attente stĂ©rile, mais Ă©trangement familière. En effet, alors que Camus nous invite Ă  affronter l’absurde et Ă  inventer notre libertĂ©, et que Kafka expose l’absurde bureaucratique et impitoyable, Beckett en donne une version encore plus radicale dans En attendant Godot (1952). Vladimir et Estragon attendent un certain Godot qui ne viendra jamais, rĂ©pĂ©tant gestes et paroles sans que rien ne progresse. L’œuvre met en lumière la passivitĂ© et l’impuissance de l’existence, l’attente interminable illustrant le caractère inexorable et absurde de la condition humaine. Mais certains interprètes suggèrent aussi que, dans cette rĂ©pĂ©tition et ce vide, il y aurait une forme paradoxale de libertĂ© : accepter l’absurde tel qu’il est, et continuer Ă  vivre et Ă  dialoguer malgrĂ© tout, constituerait une rĂ©sistance silencieuse, une luciditĂ© sur notre propre existence. Ainsi, Beckett nous confronte Ă  l’absurde non seulement comme Ă©chec ou abandon, mais aussi comme invitation Ă  une prise de conscience de notre condition.

Et pourtant, malgrĂ© ce constat parfois accablant, Albert Camus soutient qu’il faut « imaginer Sisyphe heureux Â». Heureux non pas parce qu’il a trouvĂ© un sens cachĂ©, mais parce qu’il a acceptĂ© l’absence de sens comme une donnĂ©e, et qu’il a choisi d’y rĂ©pondre par la rĂ©volte, par l’art ou encore par l’amour. RĂ©volte, parce que dire « oui » Ă  la vie, c’est aussi refuser la rĂ©signation. Si l’absurde existe au niveau individuel, l’injustice et l’oppression existent au niveau collectif. Aussi, agir politiquement, lutter contre l’injustice, dĂ©fendre la dignitĂ© humaine, c’est incarner la rĂ©volte dans le monde social, tout en restant lucide sur les limites et les contradictions de l’action humaine, Ă  l’instar du Prix Nobel de littĂ©rature qui s’est par exemple impliquĂ© dans la RĂ©sistance, a critiquĂ© les totalitarismes (nazisme et stalinisme) et a dĂ©fendu des positions humanistes, illustrant sa conviction qu’on peut agir moralement malgrĂ© l’absurditĂ© de l’existence. Art, parce que crĂ©er, c’est inventer du sens lĂ  oĂą il n’y en a pas. L’art permet de donner une forme, une expression, une intensitĂ© Ă  l’existence, mĂŞme si celle-ci n’a pas de sens prĂ©dĂ©fini. Peinture, musique, Ă©criture, ces formes expressives peuvent ĂŞtre vues comme un refus de cĂ©der Ă  l’absurde, un acte de libertĂ© qui affirme la vie malgrĂ© son manque de sens ultime. Comme la rĂ©volte, l’art n’efface pas l’absurde, mais il le rend habitable. Il offre un espace oĂą l’homme peut exercer sa libertĂ©, inventer un sens et affirmer sa dignitĂ© dans un monde qui n’en donne pas. Finalement, Camus nous propose l’amour, parce que la rencontre avec l’autre, fugitive et fragile, nous arrache Ă  la solitude. Plus largement, Camus considère que toute relation humaine authentique â€“ amitiĂ©, amour, solidaritĂ© – est une rĂ©ponse Ă  l’absurde, car elle consiste Ă  dire « oui Â» Ă  la vie malgrĂ© son irrĂ©mĂ©diable manque de sens. L’amour est donc une rĂ©volte intime et concrète, vĂ©cue dans le quotidien, qui enrichit l’existence et nous relie Ă  la rĂ©alitĂ© humaine.

Alors oui, nous continuerons à remplir des formulaires, à sourire mécaniquement, à pousser nos pierres, encore et toujours. Mais peut-être pourrions-nous, en chemin, apprendre à transformer ces actions en jeux, en histoires, en actions concrètes, en rencontres, en formes artistiques. Peut-être pourrions-nous, à la manière du Sisyphe de Camus, trouver une forme de bonheur dans la répétition même. Et si l’absurde ne nous donne pas de réponses, il nous laisse au moins une liberté immense : celle d’inventer la nôtre.

Pour aller plus loin:

  • Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. Â« Folio / Essais Â», 1942.
  • Terry Gilliam, Brazil, 1985.
  • Les Chemins de la philosophie, L’absurde 1/5: Albert Camus, France culture, 2009.
  • Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement : Lyrique-dialectique par Johannès de Silentio. Traduit du danois par Paul-Henri Tisseau, Paris, Flammarion, 1984.
  • Franz Kafka, Le Procès, Traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1933.

Transhumanisme ou humanité 2.0: entre utopie et dystopie technologique

Le transhumanisme (du latin trans, « au-delĂ  », et humanus, « humain ») dĂ©signe un mouvement intellectuel, culturel et technoscientifique qui vise Ă  dĂ©passer les limites biologiques de la condition humaine grâce aux progrès scientifiques et techniques (intelligence artificielle, biotechnologies, gĂ©nĂ©tique, neurosciences, nanotechnologies, robotique, etc.). Le terme a Ă©tĂ© introduit en 1957 par le biologiste Julian Huxley, premier directeur gĂ©nĂ©ral de l’UNESCO, qui voyait la possibilitĂ© pour l’humanitĂ© de se « dĂ©passer elle-mĂŞme » par un usage conscient de la science et de l’éducation. RestĂ© marginal pendant plusieurs dĂ©cennies, il a Ă©tĂ© repris et popularisĂ© Ă  partir des annĂ©es 1980 par des penseurs comme FM-2030, puis institutionnalisĂ© dans les annĂ©es 1990 avec la crĂ©ation de la World Transhumanist Association (aujourd’hui Humanity+), sous l’impulsion de philosophes comme Nick Bostrom, nĂ© en 1973, philosophe suĂ©dois et professeur Ă  l’universitĂ© d’Oxford, et David Pearce, nĂ© en 1959, philosophe britannique, connu pour avoir imaginĂ© un futur oĂą la douleur physique et la souffrance psychologique seraient remplacĂ©es par des Ă©tats de bien-ĂŞtre durable (parfois appelĂ© « paradis biochimiques Â») notamment dans son ouvrage intitulĂ© The Hedonistic Imperative (1995).

Aujourd’hui, le transhumanisme recouvre l’idée que les technologies peuvent — et doivent — être utilisées non seulement pour soigner, mais aussi pour augmenter les capacités physiques, cognitives et émotionnelles de l’être humain, avec pour horizon le prolongement indéfini de la vie et la transformation radicale de l’espèce humaine.

Pour éviter toute confusion, séparons les notions de trans- et de posthumanisme. On les confond souvent, mais ces deux mouvements ne désignent pas la même chose. Le transhumanisme est un projet d’amélioration de l’être humain grâce aux technologies comme l’intelligence artificielle, la biotechnologies, les implants dans le corps, la modification génétique, etc. L’idée est de repousser nos limites naturelles — vaincre les maladies, ralentir le vieillissement, accroître nos capacités cognitives ou physiques. Le transhumain est donc encore un humain, mais « augmenté ».

Le posthumanisme, quant à lui, ne vise pas seulement à perfectionner l’humain : il invite à penser au-delà de l’humain. Il remet en question l’héritage de l’humanisme classique, qui plaçait l’homme au centre du monde. Le posthumanisme envisage un futur où l’humain pourrait perdre sa place privilégiée, au profit d’une coexistence ou même d’une fusion avec d’autres formes de vie ou d’intelligence (animales, artificielles, hybrides). Avec le posthumanisme, l’humain n’est plus la référence absolue. En résumé, le transhumanisme veut rendre l’humain « meilleur » tandis que le posthumanisme s’interroge sur ce qu’il advient après ou au-delà de l’humain, en repensant sa place dans le monde.

Pour illustrer cela, imaginez que vous êtes étudiant et que vous deviez passer un examen de philosophie. Grâce à un implant neuronal, vous mémorisez instantanément vos cours et retrouvez toutes les références dans votre tête comme si vous aviez une bibliothèque intégrée. Votre corps, renforcé par la biotechnologie, ne fatiguerait presque plus, et vous pourriez vivre deux cents ans en bonne santé. Dans cet exemple, vous restez vous-même, un humain, mais doté de capacités « augmentées » par la technologie.

Imaginons maintenant un futur posthumaniste où l’être humain tel que nous le connaissons s’est fait dépasser. Dans ce monde, vous n’avez plus besoin de passer d’examen : l’intelligence artificielle et vous êtes désormais fusionnés. Il n’y a plus de séparation entre « votre » pensée et celle de la machine. Les idées ne viennent plus seulement de votre cerveau biologique, mais d’un réseau partagé entre plusieurs êtres humains et des IA. Dans ce monde, l’individu tel que nous le connaissons — avec ses limites et son autonomie — a disparu. On serait ici au-delà de l’humain, car ce n’est plus seulement nous qui penserions, mais une forme d’intelligence hybride et collective.

Le transhumanisme fait parfois la une des débats scientifiques et médiatiques grâce à ses promesses spectaculaires. Par exemple, Ray Kurzweil, ingénieur et futurologue américain, prédit que l’humanité pourra atteindre une immortalité numérique d’ici 2045, consistant à conserver l’esprit ou la personnalité d’une personne dans un support technologique, comme un ordinateur, un réseau ou une intelligence artificielle. C’est-à-dire que même si notre corps biologique venait à mourir, notre « moi » continuerait d’exister sous une forme numérique, une idée qui fascine autant qu’elle inquiète.

Face à de telles ambitions, une question se pose : le transhumanisme est-il une nouvelle étape du progrès humain, permettant de repousser les limites biologiques et cognitives, ou bien une forme moderne de croyance quasi religieuse, nourrie de visions utopiques surhumaines et de promesses de salut technologique ?

Examinons d’abord le transhumanisme comme projet rationnel et technoscientifique, avec ses promesses et ses figures emblĂ©matiques. Le transhumanisme peut se lire comme la suite logique de l’hĂ©ritage humaniste et des Lumières. Depuis le XVIIᵉ siècle, la philosophie et la science ont affirmĂ© la capacitĂ© de l’homme Ă  comprendre, maĂ®triser et transformer la nature. Dans son Discours de la mĂ©thode (1637, partie IV), RenĂ© Descartes affirme que, grâce Ă  la science et Ă  la raison, l’homme peut devenir le « maĂ®tre et possesseur de la nature » : comprendre les lois naturelles permet de s’en servir pour amĂ©liorer la vie humaine. Francis Bacon, quant Ă  lui, insiste sur le rĂ´le de la science comme instrument pour accroĂ®tre le pouvoir de transformation du monde, ouvrant la voie Ă  une maĂ®trise technique toujours plus grande.

Au XIXᵉ siècle, Friedrich Nietzsche introduit le concept du Surhomme (« Übermensch ») notamment dans Ainsi parlait Zarathoustra. Le Surhomme symbolise l’individu capable de se dĂ©passer lui-mĂŞme, de transcender ses limites et ses conditionnements pour crĂ©er de nouvelles valeurs. Cette idĂ©e rejoint la philosophie transhumaniste dans sa dimension d’ambition de dĂ©passement : l’homme n’est pas une fin en soi, mais un ĂŞtre qui peut Ă©voluer et se transformer.

Le transhumanisme s’inscrit donc dans cette logique : il cherche Ă  repousser les limites biologiques et cognitives de l’être humain grâce aux sciences et technologies modernes. La mĂ©decine rĂ©gĂ©nĂ©rative permet de rĂ©parer des organes dĂ©faillants, les implants neuronaux et prothĂ©tiques augmentent les capacitĂ©s physiques ou cognitives, et l’intelligence artificielle appliquĂ©e Ă  la santĂ© offre de nouveaux moyens de diagnostiquer et traiter les maladies. La recherche sur le prolongement de la vie vise Ă  ralentir le vieillissement et Ă  prĂ©venir les maladies liĂ©es Ă  l’âge. Ainsi, le transhumanisme apparaĂ®t comme un projet rationnel et scientifique, fidèle Ă  l’esprit du progrès hĂ©ritĂ© des Lumières : il ne s’agit pas d’une fantaisie ou d’une croyance mystique, mais d’une tentative de traduire en actions concrètes la volontĂ© humaine de se dĂ©passer et de transformer son environnement pour amĂ©liorer la condition de l’homme. 

Si le transhumanisme se présente comme un projet scientifique, certains observateurs le lisent comme une forme de foi moderne, avec ses propres promesses, ses propres figures et rituels. Au cœur de cette lecture se trouve la promesse d’immortalité : à travers la médecine régénérative, les implants ou l’intelligence artificielle, il serait possible de prolonger la vie indéfiniment ou même de transférer sa conscience sur un support numérique. Cette idée de « paradis technologique » rappelle fortement les croyances religieuses traditionnelles sur la vie éternelle.

Comme dans toute religion, le transhumanisme a ses figures prophĂ©tiques. Comme Ă©noncĂ© plus haut, Ray Kurzweil prĂ©dit l’avènement de la singularitĂ© technologique d’ici 2045. Elon Musk, lui, dĂ©fend l’idĂ©e que l’homme doit fusionner avec l’IA pour survivre, et Nick Bostrom, auteur d’ouvrages influents comme Superintelligence (2014) dans lequel il analyse les dĂ©fis et dangers d’une intelligence artificielle surpassant l’intelligence humaine, avertit des risques existentiels tout en orientant la rĂ©flexion sur la voie du salut technologique. Pour lui, en effet, les technologies Ă©mergentes offrent des possibilitĂ©s extraordinaires pour l’homme, mais elles doivent ĂŞtre utilisĂ©es avec prĂ©caution et responsabilitĂ©, afin d’éviter des catastrophes potentielles. Ces personnalitĂ©s jouent quasiment un rĂ´le de gourous ou, tout du moins, de prophètes modernes, guidant les adeptes du transhumanisme dans leur foi en un futur radicalement transformĂ©.

Le mouvement comporte Ă©galement des rituels symboliques et des croyances partagĂ©es : le culte du progrès scientifique, l’anticipation eschatologique de la singularitĂ© (la manière dont certains transhumanistes attendent la singularitĂ©, soit le moment hypothĂ©tique oĂą l’intelligence artificielle dĂ©passera l’intelligence humaine, comme un Ă©vĂ©nement quasi « messianique », capable de transformer radicalement la condition humaine), la lecture attentive de prĂ©dictions futuristes ou de rapports sur les technologies Ă©mergentes. 

On retrouve ainsi des parallèles avec les religions classiques : l’immortalité de l’âme est remplacée par l’immortalité numérique. La rédemption ou le salut trouve son équivalent dans la guérison des maladies et l’augmentation des capacités humaines. Le messianisme, la venue d’un sauveur, se traduit par l’avènement du posthumain ou de la singularité technologique. Dans cette perspective, le transhumanisme ne se réduit plus à un projet rationnel de dépassement humain : il devient une foi, avec ses dogmes, ses prophètes et ses visions eschatologiques. La science et la technologie ne sont plus seulement des outils, mais des instruments de salut et de transformation radicale de l’existence humaine.

Le transhumanisme suscite autant d’enthousiasme que de critiques, car ses promesses soulèvent des enjeux éthiques, sociaux et philosophiques majeurs. Citons-en quelques-uns. Si certaines personnes peuvent accéder aux technologies d’augmentation — implants, thérapies génétiques, intelligence artificielle personnelle — tandis que d’autres restent « humaines naturelles », la société pourrait se diviser en deux catégories : une élite augmentée et des humains ordinaires. Cette fracture pose des questions de justice sociale et d’équité : qui bénéficiera réellement de ces avancées ?

La dĂ©shumanisation est aussi en question. En effet, la recherche du perfectionnement humain pourrait nous faire perdre ce qui fait notre humanitĂ© telle que nous la connaissons : notre vulnĂ©rabilitĂ©, notre finitude, nos limites biologiques. Hans Jonas, dans son Principe de responsabilitĂ©, met en garde contre des projets technologiques qui ignorent les consĂ©quences sur l’avenir de l’humanitĂ©. La peur est que, en cherchant Ă  tout contrĂ´ler et amĂ©liorer, nous perdions le sens de notre condition humaine.


Les technologies qui promettent d’augmenter nos capacitĂ©s pourraient en rĂ©alitĂ© nous aliĂ©ner et nous rendre dĂ©pendants, crĂ©ant ainsi une illusion de libertĂ©. JĂĽrgen Habermas, philosophe allemand nĂ© en 1929, auteur par exemple de L’avenir de la nature humaine (2001) dans lequel il analyse les enjeux de la biotechnologie et du clonage — soulignant que ces transformations posent des questions Ă©thiques fondamentales : quelle autonomie reste-t-il Ă  l’individu ? Qui dĂ©cide des modifications et Ă  quelles fins ? — avertit que modifier la nature humaine via la biotechnologie ou l’IA pourrait rĂ©duire notre autonomie rĂ©elle, mĂŞme si nous croyons ĂŞtre « libres ». Francis Fukuyama, politologue et philosophe amĂ©ricain, professeur Ă  l’UniversitĂ© de Stanford, quant Ă  lui, qualifie le transhumanisme de « plus dangereuse idĂ©e du monde » dans son livre Our Posthuman Future (Notre avenir posthumain, 2002). En effet, selon lui, le transhumanisme pourrait transformer radicalement l’homme et la sociĂ©tĂ©, avec des consĂ©quences imprĂ©visibles.

Le transhumanisme apparaît donc comme un mélange fascinant de rationalité scientifique et de récit quasi religieux. D’un côté, il prolonge l’héritage des Lumières, idée consistant à améliorer la condition humaine, repousser nos limites biologiques et cognitives, et utiliser la science pour transformer notre existence. De l’autre, il promet un salut technologique, une immortalité numérique ou un posthumain idéalisé, avec ses figures prophétiques et son horizon eschatologique.

Cette ambivalence révèle quelque chose de profond sur nous : d’un côté, nous sommes partagés entre le désir de tout maîtriser, de dépasser nos fragilités et notre finitude, nous rêvons de tout améliorer, d’éliminer les maladies, le vieillissement ou nos limites physiques et mentales, et de l’autre, nous avons la sensation que notre humanité tient aussi dans ce qui nous rend vulnérables et finis. Les limites, la fragilité, la mort et même la souffrance font partie de ce qui nous définit comme humains et donnent du sens à nos vies, à nos choix et à nos relations. En d’autres termes, même si la technologie promet de nous « surpasser », il y a un attachement profond à ce qui fait notre condition humaine naturelle, et à la valeur que la vie prend précisément parce qu’elle est limitée et fragile.

Mais le transhumanisme, ce n’est pas seulement un futur lointain. Si? Ne sommes-nous pas dĂ©jĂ  entrĂ©s dans l’ère transhumaine ? Que dire de nos smartphones et assistants intelligents : nous avons accès instantanĂ©ment Ă  des informations et des calculs complexes, comme si une extension de notre mĂ©moire et de notre cognition se trouvait dans notre poche. Que penser de nos prothèses avancĂ©es : bras et jambes bioniques qui permettent Ă  certaines personnes de retrouver des fonctions perdues ou mĂŞme d’aller au-delĂ  des capacitĂ©s humaines usuelles. Que faire des implants cochlĂ©aires et des dispositifs auditifs qui restaurent ou amĂ©liorent l’audition. Ou encore des applications de suivi de santĂ© et objets connectĂ©s : montres, capteurs et applications qui mesurent le rythme cardiaque, le sommeil, la glycĂ©mie, et permettent d’anticiper ou de prĂ©venir certaines maladies? Certaines entreprises travaillent mĂŞme sur des implants permettant de contrĂ´ler des machines par la pensĂ©e ou d’amĂ©liorer la mĂ©moire et la concentration. Ces exemples montrent que le transhumanisme n’est plus seulement une idĂ©e futuriste : il s’insinue progressivement dans notre vie quotidienne, augmentant nos capacitĂ©s physiques, cognitives et sensorielles. Le vrai dĂ©fi pourrait ne pas ĂŞtre de courir après l’immortalitĂ©, mais de rĂ©inventer une « Ă©thique de l’augmentation Â» : comment utiliser ces technologies pour amĂ©liorer nos vies tout en prĂ©servant nos valeurs, notre autonomie et notre humanitĂ©? 

En somme, le transhumanisme nous oblige à réfléchir non seulement à ce que nous pouvons faire avec la technologie, mais aussi à ce que nous voulons devenir, individuellement et collectivement.

Pour aller plus loin:

  • Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Paris, Fayard, 2009.

ZĂ©non d’ElĂ©e: quels paradoxes!

NĂ© vers 490 et mort vers 430 av. J.-C., ZĂ©non d’ElĂ©e est un philosophe grec, prĂ©socratique, disciple du cĂ©lèbre ParmĂ©nide, lui-mĂŞme auteur du non moins cĂ©lèbre traitĂ© en vers intitulĂ© De la nature. ZĂ©non d’ElĂ©e est notamment connu pour avoir Ă©noncĂ© des paradoxes,  idĂ©es qui semblent absurdes ou impossibles… mais qui font rĂ©flĂ©chir quand on y regarde de plus près. Ces paradoxes visent Ă  montrer l’impossibilitĂ© du mouvement, selon les thèses de son maĂ®tre ParmĂ©nide pour qui l’évidence des sens est trompeuse et le mouvement impossible. 

Voici l’un de ces paradoxes qui dĂ©fient l’entendement : imaginez une grande plaine ensoleillĂ©e de la Grèce antique. Sur la ligne de dĂ©part, deux concurrents improbables : Achille et une simple tortue, paisible et lente. Achille est l’un des hĂ©ros les plus cĂ©lèbres de la mythologie grecque. Fils de la dĂ©esse ThĂ©tis et du roi PĂ©lĂ©e, il est surtout connu comme le guerrier le plus rapide et le plus redoutable de la guerre de Troie, racontĂ©e par Homère dans l’Iliade. Sa force et sa vitesse le rendent quasiment invincible. Sa seule faiblesse ? Son fameux talon, point vulnĂ©rable qui causera sa perte et donnera naissance Ă  l’expression que nous utilisons encore aujourd’hui. Face au hĂ©ros le plus rapide de Grèce, ZĂ©non choisit volontairement l’animal le plus lent : la tortue. Symbole de patience et de persĂ©vĂ©rance depuis l’AntiquitĂ©, elle incarne ici la lenteur absolue.

Par fair-play, Achille accorde Ă  la tortue 10 mètres d’avance. Puis le signal retentit : la course commence ! Achille bondit et parcourt les 10 premiers mètres en un Ă©clair. Mais lorsqu’il arrive Ă  ce point, la tortue a eu le temps de progresser d’un petit pas, disons 1 mètre. Achille accĂ©lère encore et parcourt ce mètre supplĂ©mentaire. Or, la tortue, infatigable malgrĂ© sa lenteur, a encore avancĂ©, peut-ĂŞtre de 10 centimètres. Autrement dit, chaque fois qu’Achille atteint l’endroit oĂą la tortue se trouvait, elle s’est dĂ©jĂ  dĂ©placĂ©e un peu plus loin. Et cela peut continuer ainsi, Ă  l’infini : quand Achille atteint la nouvelle position de la tortue, elle a encore avancé… ZĂ©non en conclut donc qu’Achille ne rattrapera jamais la tortue.

Selon Zénon, bouger est une arnaque. Imaginez : vous êtes affalé sur votre canapé et vous voulez attraper la pizza posée sur la table. Avant d’y arriver, vous devez parcourir la moitié du chemin. Mais avant cette moitié, il faut déjà faire la moitié de la moitié. Et avant ça encore… la moitié de la moitié de la moitié ! Bref, à force de couper le trajet en morceaux de plus en plus petits, vous ne quitterez jamais votre canapé. Conclusion de Zénon : vous pouvez oublier votre pizza, rester sur votre faim, le mouvement n’a même pas le temps de commencer…

La question que se posera tout philosophe en herbe est la suivante : comment parcourir une infinitĂ© de points en un temps fini ? Son esprit tentera de dĂ©couper le mouvement, mais chaque morceau en appellera un autre, encore plus petit. Ă€ ce stade, son imagination vacille : « Si chaque pas est fractionnĂ© en infini, est-ce que je bougerai jamais ? » Pourtant, nous avons tous l’expĂ©rience du mouvement, nous savons que nous bougons et qu’Achille finirait par dĂ©passer la tortue. Alors, oĂą est l’erreur ? » Nous oscillons tous entre la logique implacable de ZĂ©non et notre expĂ©rience sensible du monde, oĂą le mouvement existe vraiment. Dès lors, le mot « infini » devient presque tangible. Comme suspendu dans le temps : nous voyons chaque Ă©tape se multiplier Ă  l’infini et commençons Ă  comprendre pourquoi ZĂ©non voulait nous faire rĂ©flĂ©chir sur le mouvement, l’espace et le temps.

Plusieurs philosophes se sont penchĂ©s sur l’expĂ©rience paradoxale de ZĂ©non : Aristote, Descartes ou Hume, pour n’en citer que quelques-uns. Mais deux noms retiennent particulièrement l’attention : ceux de Leibniz (1646-1716) et d’Henri Bergson (1859-1941). 

Henri Bergson, cĂ©lèbre penseur français de la durĂ©e au sens oĂą il l’entend, soit comme flux continu de la conscience, prend un peu de recul et sourit : le problème vient de notre façon de mesurer le mouvement, comme si l’on regardait une sĂ©rie de photos figĂ©es. Pour lui, le mouvement n’est pas une succession d’instants sĂ©parĂ©s, mais une durĂ©e continue, un flux indivisible. Il est donc impossible de figer le temps compris comme durĂ©e comme si nous faisions une pause au moment de savoir oĂą se trouve Achille et oĂą se situe la tortue. Le mouvement ne supporte pas qu’on le fige puisqu’il est de nature mouvante, il naĂ®t de la durĂ©e qui ne souffre pas qu’on le spatialise en le figeant. 

Dans ce flux, Achille dĂ©passe la tortue sans effort conceptuel. Il n’y a pas de « points infiniment petits » qui bloquent sa course : le temps et l’espace se vivent comme un tout indivisible. En d’autres termes, le mouvement se comprend dans son dĂ©roulement, dans sa « mouvance », pas dans ses fragments abstraits, et le paradoxe s’évanouit. Pour Bergson, Achille ne se perd pas dans les fractions infinies du chemin : il court, il file, il dĂ©passe la tortue, et mĂŞme rapidement et tout cela sans jamais avoir besoin de compter les points sur la ligne d’arrivĂ©e… On pourrait presque dire que si ZĂ©non faisait des maths, Bergson fait du cinĂ©ma et, dans ce film-lĂ , Achille arrive bel et bien Ă  rattraper la tortue.

Environ un siècle avant Bergson, Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe allemand, auteur de deux Ĺ“uvres majeures, Essais de ThĂ©odicĂ©e et La Monadologie, arrive avec le calcul infinitĂ©simal. En termes simples, il invente une manière de travailler avec des quantitĂ©s infiniment petites (les « infinitĂ©simales ») et de les additionner pour obtenir une grandeur finie. Imaginons qu’on divise une distance en infinitĂ©s de petits segments. Chacun est extrĂŞmement petit, et leur nombre est… infini. Ă€ première vue, on pourrait croire qu’additionner une infinitĂ© de choses doit aboutir Ă  l’infini mais, en rĂ©alitĂ©, les mathĂ©matiques montrent que cette somme infinie peut converger vers un nombre fini. C’est exactement ce que fait le calcul infinitĂ©simal : il permet de travailler avec des quantitĂ©s infiniment petites, et de les additionner correctement pour obtenir un rĂ©sultat fini, comme la distance totale parcourue par Achille : si, sur son chemin parcouru pour rattraper la tortue, on fragmente ses pas en un nombre infini, la « magie » du calcul infinitĂ©simal montre que, somme après somme, il atteint bien la tortue. L’infini, mathĂ©matiquement, peut très bien se terminer quelque part ! En d’autres termes, lĂ  oĂą ZĂ©non voyait l’impossible, le calcul infinitĂ©simal montre que le mouvement a un sens rigoureux. RĂ©sultat : Achille rattrape la tortue, et cette fois, la victoire est incontestable…

Pour aller plus loin :

La caverne de Platon : une allégorie moderne

Le philosophe antique nommĂ© Platon (428-427 av. J.-C. – 348-347 av. J-C), cĂ©lèbre Ă©lève de Socrate et contemporain de la dĂ©mocratie athĂ©nienne, connu pour son Ĺ“uvre faite de dialogues thĂ©matiques, a Ă©crit une Ĺ“uvre intitulĂ©e La RĂ©publique dans laquelle il met en scène sa propre idĂ©e de la philosophie Ă  travers une « allĂ©gorie Â», c’est-Ă -dire une façon de raconter une idĂ©e abstraite (comme la vĂ©ritĂ© ou la justice) Ă  travers une histoire, une image ou un personnage concret. Un peu comme quand on utilise une mĂ©taphore : on ne dit pas directement l’idĂ©e, mais on la fait comprendre en passant par une voie symbolique. Dans l’allĂ©gorie de la caverne, Platon cherche Ă  faire comprendre que la plupart des hommes vivent dans l’illusion et doivent chercher la vĂ©ritĂ©, soit se tourner vers la philosophie. Il raconte une histoire de prisonniers dans une grotte pour reprĂ©senter symboliquement son idĂ©e. Voici ce rĂ©cit :

Platon imagine des prisonniers enchaĂ®nĂ©s depuis leur naissance au fond d’une caverne. Ils ne peuvent ni tourner la tĂŞte ni voir autre chose que la paroi devant eux. Derrière eux brĂ»le un feu, et entre ce feu et les prisonniers passent des hommes avec des objets, des statues, des figurines, etc. Par consĂ©quent, les pauvres prisonniers ne voient que les ombres projetĂ©es sur la paroi et les prennent pour la rĂ©alitĂ©. Elles sont leur rĂ©alitĂ©. Pour eux, le monde se rĂ©duit Ă  ces ombres. 

Si l’un des prisonniers se libère, il sera d’abord Ă©bloui par la lumière du feu. En fuyant la caverne, son triste sort, il sera encore davantage aveuglĂ© par le soleil qui brille Ă  l’extĂ©rieur, et finira par voir le monde rĂ©el : les objets, la nature, la vĂ©ritable lumière du soleil. Il lui faudra un moment pour s’acclimater, mais il finira par comprendre alors que ce qu’il voyait dans la caverne n’était qu’une illusion, une apparence de la rĂ©alitĂ©.

Altruiste, le prisonnier dĂ©cide de redescendre dans la caverne pour prĂ©venir ses camarades encore esclaves de leur condition pour leur annoncer la vĂ©ritĂ©. Or, Platon explique que ceux-ci le prendront pour un fou. HabituĂ©s Ă  leurs ombres, ils refuseront de croire Ă  une rĂ©alitĂ© soi-disant plus vraie. Ils rejetteront le libĂ©rĂ©, et pourraient mĂŞme chercher Ă  le tuer.

A travers ce rĂ©cit symbolique, Platon cherche Ă  nous faire comprendre que la caverne symbolise ce que l’on peut appeler le « monde sensible Â» (celui de nos sens, de nos perceptions), oĂą nous ne voyons que des apparences, prisme Ă  travers lequel nous manquons l’essentiel : la vĂ©ritĂ©. Le soleil Ă  l’extĂ©rieur de la caverne reprĂ©sente l’ Â« IdĂ©e du Bien Â», source de vĂ©ritĂ© et de connaissance. Rappelons qu’au dĂ©but de l’allĂ©gorie, le prisonnier libĂ©rĂ© est Ă©bloui mais que, peu Ă  peu, il comprend que c’est grâce au soleil que tout est visible et que la vie existe. Pour Platon, le soleil n’est pas qu’un astre physique : c’est une image, un symbole qui reprĂ©sente l’IdĂ©e du Bien (ce qu’il appelle une IdĂ©e avec un grand « I », c’est-Ă -dire une rĂ©alitĂ© absolue et immatĂ©rielle, une rĂ©alitĂ© parfaite, immuable et Ă©ternelle qui existe au-delĂ  du monde sensible et dont les choses que nous voyons autour de nous ne sont que des copies imparfaites). En effet, dans notre monde, nous voyons plein de choses diffĂ©rentes, des chaises par exemple, certaines en bois, en plastique, grandes, petites, de formes et d’aspects diffĂ©rents. Mais toutes ces chaises participent de l’ Â« IdĂ©e Â» (abstraite) de la chaise : la forme parfaite et universelle de « ce qu’est une chaise Â» n’existe pas dans le monde matĂ©riel, sensible, mais elle existe bel et bien dans le monde dit « intelligible Â», accessible en thĂ©orie Ă  l’esprit, pas aux sens. De mĂŞme, pour Platon, les belles choses participent de l’IdĂ©e de BeautĂ© et les actes justes participent de l’IdĂ©e de Justice. Par ailleurs, le Bien, reprĂ©sentĂ© par le soleil est, pour lui, le principe suprĂŞme : c’est grâce Ă  lui que toutes les autres IdĂ©es (comme la Justice, la BeautĂ©, la VĂ©ritĂ©) existent et sont comprĂ©hensibles. De la mĂŞme façon que le soleil permet de voir les choses matĂ©rielles, l’IdĂ©e du Bien permet de comprendre les vĂ©ritĂ©s immatĂ©rielles.

Dans cette allĂ©gorie, le chemin du prisonnier libĂ©rĂ© illustre l’élĂ©vation de l’âme : passer de l’opinion et de l’illusion Ă  la connaissance et Ă  la philosophie. Platon y exprime dès lors sa propre conception de l’éducation, une mise en abĂ®me de sa dĂ©marche philosophique : apprendre, c’est se dĂ©tourner de l’ombre pour se tourner vers la lumière de la vĂ©ritĂ©. 

Pour rĂ©sumer, l’allĂ©gorie de la caverne montre que le commun des mortels vit dans l’illusion (les ombres, tels des prisonniers que nous serions) mais que, grâce Ă  la philosophie et Ă  l’éducation, on peut accĂ©der Ă  la vĂ©ritable rĂ©alitĂ© (les IdĂ©es), mĂŞme si cela demande un effort douloureux et que ce savoir n’est pas toujours acceptĂ© par les autres. 

Le film Matrix, film de science-fiction australo-amĂ©ricain Ă©crit et rĂ©alisĂ© par les Wachowski et sorti en 1999 est souvent analysĂ© comme une rĂ©interprĂ©tation moderne de l’allĂ©gorie de la caverne de Platon. Dans ce monde futuriste, les humains servant de source Ă©nergĂ©tique aux machines vivent dans une simulation numĂ©rique (la « Matrice Â») créée par les machines. Les hommes, Ă©voluant mentalement dans la matrice numĂ©rique maintenant leur cerveau en Ă©tat de conscience croient que ce monde virtuel est rĂ©el. Tout comme dans l’allĂ©gorie de la caverne, les hommes sont prisonniers d’une illusion sans le savoir. Chez Platon, un prisonnier est libĂ©rĂ© et se dĂ©tourne des ombres, dĂ©couvrant peu Ă  peu la vraie rĂ©alitĂ©. Dans la fiction des Wachowski, Neo, le hĂ©ros, « s’éveille Â» en sortant de la Matrice (en avalant la pilule rouge) et dĂ©couvre le monde rĂ©el, beaucoup plus rude et cruel, dans lequel les hommes sont devenus malgrĂ© eux les esclaves des machines. La sortie est difficile, douloureuse (Ă©blouissement dans la caverne, choc pour Neo), mais c’est le seul chemin vers la vĂ©ritĂ©. Chez Platon, le philosophe (celui qui connaĂ®t la vĂ©ritĂ©) doit revenir dans la caverne pour Ă©clairer les autres, mĂŞme si ceux-ci risquent de le rejeter. Dans Matrix, c’est Morpheus qui joue ce rĂ´le : il guide Neo vers la vĂ©ritĂ©, lui montre que le monde qu’il connaissait n’était qu’une illusion. L’allĂ©gorie antique et Matrix ont donc un message commun, les deux rĂ©cits posent la mĂŞme question : et si ce que nous percevons comme Ă©tant « rĂ©el Â» n’était qu’une illusion ? Et si cette quĂŞte de la vĂ©ritĂ© impliquait douleur, solitude et rejet, mais aussi libertĂ© vĂ©ritable ?

Dans 99F de FrĂ©dĂ©ric Beigbeder, roman satirique français publiĂ© en 2000, l’auteur utilise l’allĂ©gorie de la caverne de Platon pour critiquer le rĂ´le de la publicitĂ© et de la tĂ©lĂ©vision dans le monde contemporain. Nous serions selon lui tous prisonniers d’une caverne moderne : la tĂ©lĂ©vision (et ses avatars comme la radio ou Internet) et les tĂ©lĂ©spectateurs, assis devant leur Ă©cran, consommeraient des images publicitaires et croiraient que ce qu’elles montrent est la vraie vie, la vraie rĂ©ussite, le vrai bonheur, alors que celles-ci ne sont qu’illusion. Notre accès Ă  la rĂ©alitĂ© serait Ă  l’image de la publicitĂ© pour la boisson Canada Dry: « ça ressemblait Ă  la rĂ©alitĂ©, ça avait la couleur de la rĂ©alitĂ©, mais ce n’Ă©tait pas la rĂ©alité » (99F, folio, p.62). Les ombres dans la caverne reprĂ©sentent les apparences trompeuses. Les publicitĂ©s et programmes TV sont quant Ă  eux les mirages du consumĂ©risme : beautĂ© parfaite, bonheur facile et illusoire, objets qui donnent du sens Ă  la vie. Comme les prisonniers de Platon, nous confondons l’image avec la rĂ©alitĂ©. La tĂ©lĂ©vision et la publicitĂ© « enchaĂ®nent » les spectateurs dans une vision du monde oĂą la consommation semble ĂŞtre la seule voie possible.

Si, chez Platon, sortir de la caverne est douloureux (la lumière Ă©blouit, et le prisonnier risque d’être rejetĂ© voire assassinĂ© s’il retourne avertir les autres), chez Beigbeder, s’échapper du système publicitaire-consumĂ©riste est tout aussi difficile : celui qui prend du recul, celui ou celle qui refuserait de gober les images proposĂ©es par la sociĂ©tĂ© de consommation risque de passer pour un marginal, un cynique voire mĂŞme un « fou Â», tel Octave, le narrateur, qui considère que sa mission Ă  33 ans, dĂ©sormais christique, est celle d’éclairer le lecteur pour lui nettoyer les yeux et le libĂ©rer de sa condition d’esclave moderne. La tĂ©lĂ©vision et la publicitĂ© fonctionnent donc comme une caverne moderne : elles fabriquent une rĂ©alitĂ© artificielle, elles maintiennent les hommes prisonniers d’illusions, elles empĂŞchent de voir le monde tel qu’il est vraiment (avec ses inĂ©galitĂ©s, ses injustices, ses complexitĂ©s). 

2500 ans plus tard, Platon et son allĂ©gorie continuent donc d’inspirer nos contemporains…

Pour aller plus loin :

  • Platon (trad. Ă‰mile Chambry, prĂ©f. Auguste Diès, Introduction pages V Ă  CLIV), La RĂ©publique : Ĺ’uvres complètes, t. VI et VII, Paris, Les Belles Lettres, coll. Â« des UniversitĂ©s de France Â», 1970 (1re Ă©d. 1933), 608 p.
  • Platon (trad. Luc Brisson et Georges Leroux), Â« La RĂ©publique Â», dans Ĺ’uvres complètes, Paris, Ă‰ditions Gallimard, 2008 (ISBN 9782081218109)
  • Le rĂ©cit de l’allĂ©gorie de la Caverne / Platon, La RĂ©publique Livre VII, traduction de Robert Baccou, Paris : Garnier-Flammarion, 1987, p. 273-276. Horizons philosophiques, 9(2), 21–25. https://doi.org/10.7202/801123ar 
  • Adèle Van Reeth, Les Chemins de la philosophie : Platon ? La RĂ©publique, c’est lui ! (France culture)
  • FrĂ©dĂ©ric Beigbeder, 5,90 (99 francs), Paris, Le livre de poche, 2000. 
  • Les Wachowski, Matrix (The Matrix), 1999.