par Yannick Burri | Sep 30, 2025 | blog
Imaginons que je vous montre une pomme rouge, puis une cerise rouge, puis une paire de chaussettes rouges. Et que je vous demande : cette « rougeur » que vous voyez partout, existe-t-elle vraiment ? Est-ce une entité mystérieuse qui plane au-dessus des choses ? Ou bien n’y a-t-il que des objets particuliers, auxquels nous collons des étiquettes pratiques, comme celle de la rougeur ? C’est exactement ce qu’on appelle, en philosophie, « le problème des universaux », aussi appelé parfois la « querelle des universaux ».
Un universel, c’est un concept général : la rougeur, la justice, l’humanité, le chat en général (et non tel ou tel félin qui miaule). La question est de savoir si ces universaux existent réellement, indépendamment de nous, ou si ce sont seulement des mots inventés pour se simplifier la vie. Un débat qui a enflammé la philosophie antique et médiévale, et dont les échos résonnent encore aujourd’hui.
Chez Platon, les universaux existent bel et bien, mais pas dans ce monde-ci, celui de nos sens. Ils résident dans un monde supérieur, abstrait, celui des Idées. Dans ce monde, il y a « l’Idée de Rougeur », « l’Idée de Justice », « l’Idée d’Homme », auxquelles nos petites pommes, nos lois abstraites et nos voisins distraits ne ressemblent qu’imparfaitement. La pomme rouge participe de la « Rougeur » idéale, comme une copie mal imprimée d’un modèle. Bref, pour Platon, oui, la rougeur existe: elle habite ailleurs. C’est ce qu’on a appelé le réalisme qui soutient que les universaux possèdent une existence réelle, séparée et indépendante des choses particulières.
Des siècles plus tard, au Moyen Âge, d’autres philosophes vont trouver ce réalisme un peu extravagant. Les nominalistes, comme Roscelin de Compiègne (1050-1121) ou, plus tard, Guillaume d’Ockham (1285-1347), disent : arrêtons de chercher des entités invisibles. Il n’y a pas de « Rougeur » dans l’air. Il n’y a que des choses rouges, et nous leur donnons un nom commun. Les universaux, ce sont des étiquettes, rien de plus. De là vient le terme nominalisme , du latin nomen , « nom ».
C’est ici que Guillaume d’Ockham entre en scène avec son fameux « rasoir ». Sa maxime est simple : « il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité ». Autrement dit, si une explication peut se passer d’hypothèses superflues, il faut les couper, au rasoir… Et pour lui, les universaux en sont une. Pas besoin d’imaginer une « Rougeur » qui planerait au-dessus des pommes et des cerises : il suffit de dire qu’il existe des choses particulières rouges, et que nous utilisons le mot « rouge » pour les rassembler. Le rasoir d’Ockham tranche ainsi dans le vif du réalisme platonicien : exit les essences flottantes, restons sobres.
Entre les positions réalistes et nominalistes, certains vont jouer les médiateurs. Abélard par exemple, au XIIe siècle, propose une troisième voie : les universaux n’existent pas en dehors des choses, mais ils existent dans notre esprit comme des concepts. Quand je dis « rougeur », je ne désigne pas une Idée qui flotte quelque part, mais je ne parle pas non plus pour ne rien dire. J’utilise un concept mental, forgé pour regrouper des ressemblances. C’est ce qu’on appelle le conceptualisme.
On pourrait sourire de ce débat médiéval… mais il n’est pas si poussiéreux. Car derrière l’apparente querelle scolastique se cachent de vraies questions. Si les universaux n’existent pas, que devient la science, qui généralise toujours ? Quand Newton écrit une loi valable « pour tous les corps », parle-t-il d’une réalité universelle ou d’une approximation commode ? Et l’éthique, qui pense nos choix : quand nous parlons de « justice », désignons-nous une valeur qui existe en soi ou seulement des situations particulières que nous étiquetons comme étant « justes » ?
Chaque position a ses forces et ses faiblesses. Le réalisme platonicien donne une base solide : si nous reconnaissons deux choses comme rouges, c’est peut-être parce qu’elles participent d’une même réalité. Mais il suppose l’existence d’un monde invisible, abstrait, ce qui fait grincer des dents les esprits rationnels. Le nominalisme, lui, est plus sobre : il ne postule rien au-delà des choses. Mais il a du mal à expliquer comment nous reconnaissons des ressemblances sans un minimum de références communes. Le conceptualisme fait figure de compromis : les universaux n’existent pas « là -dehors », mais nous ne pouvons pas penser sans eux.
Aujourd’hui encore, la question revient sous d’autres formes. En philosophie analytique, certains défendent un réalisme métaphysique : les lois et les propriétés universelles existeraient réellement dans la nature. D’autres adoptent un nominalisme logique : nos catégories ne sont que des conventions utiles pour parler. Même les sciences cognitives et l’intelligence artificielle s’y frottent : qu’est-ce qu’un « chat » pour une machine ? Une essence universelle ou seulement une collection d’exemples statistiques ?
Alors, la rougeur existe-t-elle en soi ? Difficile de trancher. Mais une chose est sûre : depuis Platon, nous adorons débattre de cette question. Et ça, soyez-en sûrs, c’est universel…
Pour aller. plus loin:
par Yannick Burri | Sep 24, 2025 | blog
Imaginez que vous sirotez votre cafĂ© du matin. Vous remerciez le garçon de cafĂ©, peut-ĂŞtre la vache qui a donnĂ© son lait. Et si vous deviez aussi remercier la tasse, la cuillère et la cafetière ? Car selon une vieille idĂ©e qui revient Ă la mode, appelĂ©e le panpsychisme , tout ce qui existe aurait, d’une manière ou d’une autre, une forme de conscience, mĂŞme minuscule. Le mot vient du grec pan (« tout ») et psyche (« âme », ou « esprit ») : littĂ©ralement, « tout est animĂ© d’esprit ». Thomas Nagel, professeur de philosophie Ă l’universitĂ© de New York, par exemple, dĂ©finit le panpsychisme comme « la thĂ©orie selon laquelle les constituants physiques ultimes de l’univers ont des propriĂ©tĂ©s mentales, qu’ils soient ou non des parties d’organismes vivants. » (Questions mortelles , 1979). Pour le panpsychiste, toutes les formes de conscience appartiennent Ă la mĂŞme famille : elles diffèrent moins par leur nature que par leur degrĂ©, leur intensitĂ©, parfois minime, parfois immense. Ce qui ne signifie pas que notre grille-pain compose des poèmes ou que notre chaise possède des opinions politiques, mais qu’il y aurait, au cĹ“ur de toute rĂ©alitĂ© matĂ©rielle, une sorte d’étincelle intĂ©rieure, une expĂ©rience vĂ©cue, aussi rudimentaire soit-elle. L’esprit ou une forme de conscience minimale serait donc prĂ©sente partout, au cĹ“ur de l’humain et des animaux bien sĂ»r, mais aussi des plantes et des objets considĂ©rĂ©s comme inertes, et mĂŞme dans les particules Ă©lĂ©mentaires.
C’est une position philosophique étrange pour nos habitudes cartésiennes. René Descartes (1596-1650) avait tranché net : d’un côté la matière, étendue et mécanique ; de l’autre la pensée, substance d’un tout autre ordre. Un caillou, pour lui, est pure matière, il ne sent rien, il ne pense rien. Quant aux théories modernes dites de l’émergence, elles nient elles aussi au caillou toute forme de conscience, mais elles ajoutent que, si la matière s’organise d’une manière assez complexe – comme dans un cerveau humain ou animal – alors, soudain, la conscience apparaît. En gros : zéro plus zéro plus zéro… égale un. Magique ? Le panpsychisme, lui, propose une autre voie : et si la conscience n’apparaissait pas par miracle, soudainement et sans forme d’explication, mais était déjà là , partout, dès le départ, en quantité infinitésimale ? Dans cette perspective, le cerveau humain n’invente pas la conscience : il l’amplifie, la complexifie, comme une grande symphonie composée à partir de petites notes déjà présentes à l’origine en tout chose.
Cette idée n’est pas qu’un vestige antique ou une rêverie mystique. Des philosophes contemporains de tout à fait bonne réputation, comme Galen Strawson, philosophe analytique britannique, ou Philip Goff, philosophe britannique également, défendent sérieusement le panpsychisme comme une théorie plausible. Strawson insiste sur l’impossibilité de faire surgir la conscience du néant matériel : si tout est pure matière, comment expliquer que surgisse soudain quelque chose d’aussi radicalement différent qu’une expérience vécue, un ressenti, une subjectivité ? Mieux vaut admettre, pense-t-il, que la conscience fait partie des propriétés fondamentales du réel, au même titre que la masse ou la charge électrique. Philip Goff, quant à lui, suggère que le panpsychisme, aussi étrange qu’il paraisse, résout peut-être plus élégamment le problème corps-esprit que les solutions classiques qui peinent à rendre compte de l’évidence la plus brute : nous faisons l’expérience d’être conscients.
Bien sûr, tout cela soulève des difficultés sérieuses. La plus redoutable est appelée le « problème de la combinaison » : si chaque particule a une mini-conscience, comment ces myriades d’étincelles se combinent-elles pour former une conscience unifiée comme la nôtre ? Nous ne nous sentons pas comme un milliard d’ego microscopiques, mais comme un seul sujet. Autre objection : l’absence de test empirique. On peut faire passer un IRM à un chat, mais quel serait l’intérêt de le faire à une roche ? Comment vérifier qu’une pierre possède un ressenti, aussi infime soit-il ? Et puis il y a la critique du ridicule : n’est-ce pas projeter nos catégories humaines sur tout ce qui existe ? Penser que notre cafetière « éprouve » quelque chose n’est-il pas, finalement, un anthropomorphisme un peu naïf ?
Pourtant, le charme du panpsychisme est d’oser prendre de front le mystère de la conscience, au lieu de l’évacuer. Il nous rappelle que nous vivons dans un univers où l’expérience intérieure existe bel et bien, et que la réduire à de simples calculs neuronaux, c’est peut-être passer à côté de ce qu’il y a de plus énigmatique. Et puis, avouons-le, il est plus joyeux de se dire que l’univers entier est un peu vivant, plutôt que d’imaginer un cosmos radicalement muet, indifférent, traversé par la seule mécanique. La prochaine fois que vous trébucherez sur un caillou, vous hésiterez peut-être entre l’insulter ou lui demander pardon. Qui sait, peut-être qu’il saura vous pardonner…
Pour aller plus loin:
Le panpsychisme (philo esprit 4/9), émission Youtube
Joël Dobeault, « Le panpsychisme de Bergson : une hypothèse sur la nature de la matière » in Varia Philosophi e, éditions de Minuit, 2013/2 N° 117.
Thomas Nagel, Questions mortelles , Paris, PUF, 1983.
Article « Panpsychisme », Wikipédia.
Galen Strawson, Consciousness and Its Place in Nature: Does Physicalism Entail Panpsychism? Imprint Academic, 2006.
par Yannick Burri | Sep 16, 2025 | blog
Il y a des matins oĂą le rĂ©veil sonne et l’on se demande pourquoi on recommence. Un jour de plus Ă bĂ»cher, Ă trimer… mĂŞme rengaine que le jour prĂ©cĂ©dent, encore et toujours. On se lève, on prend son cafĂ©, on rĂ©pond machinalement « ça va et toi ? » au collègue qui ne nous Ă©coute pas plus que nous ne l’écoutons. On passe la journĂ©e Ă remplir des formulaires, Ă participer Ă des rĂ©unions qui auraient pu se rĂ©sumer Ă un simple courriel, Ă tourner dans une roue qui ressemble Ă©trangement Ă celle d’un hamster. Ce sentiment de tourner en rond, Albert Camus (1913-1960), Ă©crivain et philosophe français, l’appelle « l’absurde », cette expĂ©rience qui, « au dĂ©tour de n’importe quelle rue peut frapper Ă la face de n’importe quel homme » (Le Mythe de Sisyphe ). L’absurde, c’est ce sentiment de lassitude, voire d’écĹ“urement, Ă©prouvĂ© par l’homme contraint Ă un travail aliĂ©nĂ© et qui prend conscience que son existence tourne autour d’actes rĂ©pĂ©titifs et privĂ©s de sens. L’absurde camusien est pensĂ©e dans le dĂ©calage entre notre besoin de sens et le silence obstinĂ© du monde : « L’absurde naĂ®t de cette confrontation entre l’appel humain et le silence dĂ©raisonnable du monde […] Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille mĂ©taphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur prĂ©sence commune. », Ă©crit Camus dans son essai intitulĂ© Le Mythe de Sisyphe .
On l’aura compris, tout comme dans L’Étranger , Caligula ou encore Le Malentendu , œuvres qui forment le cycle de l’absurde ou de la négation, Camus décrit Sisyphe, ce héros antique condamné à rouler éternellement sa pierre en haut d’une montagne, pour la voir redescendre aussitôt, et recommencer cette tâche à l’infini. Sisyphe, c’est nous. Chaque matin, nous reprenons la pierre de nos habitudes, du travail, de nos obligations. Face à ce constat, les uns pourraient choisir la voie du suicide, comme il l’indique dans l’incipit de son essai de 1942 : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre. »
Mais pour l’auteur de L’Étranger , choisir le suicide reviendrait Ă cĂ©der, Ă refuser l’affrontement avec l’absurde de notre condition. On pourrait tout aussi bien chercher une rĂ©ponse religieuse, mais Camus refuse les arrière-mondes, une quelconque explication transcendante, qui reviendrait selon lui Ă fuir le problème. L’absurde camusien est d’autant plus Ă©vident que la mort nous attend toutes et tous au tournant, renforçant alors le sentiment d’inutilitĂ© de toute existence. A quoi bon vivre ainsi, si ma vie est condamnĂ©e au nĂ©ant et Ă l’oubli ?
Pourtant, Camus ne nous laisse pas désespérés : il nous propose d’accepter l’absurde, non comme une fatalité, mais comme une forme de liberté, comme un choix assumé. Puisque la vie n’a pas de sens prédéfini, à nous d’en inventer un. Nous pouvons multiplier les expériences, goûter l’instant, rire des automatismes sociaux, même nous révolter. L’absurde n’est pas une condamnation, mais une invitation à vivre pleinement.
Franz Kafka, écrivain austro-hongrois, lui, explore un autre visage de l’absurde. Dans Le Procès (1925, posthume) ou Le Château (1926, posthume), ses personnages s’épuisent dans des labyrinthes bureaucratiques sans jamais en sortir. Chez lui, l’absurde n’est pas tant philosophique qu’administratif : des lois obscures, des juges invisibles, des formulaires sans fin. Et l’on comprend que le véritable cauchemar, ce n’est pas le monstre, c’est la paperasse. Contrairement à Camus, Kafka ne nous propose pas de révolte joyeuse : il nous montre l’impasse, le mur contre lequel nous nous heurtons. Mais ce miroir grinçant nous éclaire : en reconnaissant le ridicule de ces engrenages sociaux, nous retrouvons une forme de lucidité.
On pourrait d’ailleurs prolonger cette réflexion en évoquant le film « Brazil » de Terry Gilliam (1985), souvent décrit comme une dystopie kafkaïenne. Comme chez Kafka, le héros y est piégé dans les engrenages absurdes d’une bureaucratie tentaculaire : formulaires qui s’accumulent, erreurs administratives qui détruisent des vies, hiérarchies anonymes et implacables. Sam Lowry, fonctionnaire de ce système, tente de s’évader par le rêve et l’imaginaire, mais finit broyé par la machine qu’il voulait fuir. Là où Camus propose d’assumer l’absurde comme une liberté à inventer, la dystopie « Brazil » met en scène l’impossibilité de l’évasion : toute tentative de sens est rattrapée par la logique froide des dossiers et des procédures. Ce miroir grinçant nous rappelle que l’absurde n’est pas seulement une expérience existentielle, mais aussi une condition politique et sociale moderne.
D’autres penseurs et artistes prolongent cette réflexion. Sören Kierkegaard (1813-1855), théologie et philosophe danois, par exemple, voyait dans l’absurde une épreuve existentielle : l’être humain se confronte à l’incompréhensible, et la seule issue, pour lui, était le « saut de foi », un acte irrationnel qui ouvre à la transcendance. Là où Camus refuse la consolation religieuse, Kierkegaard l’embrasse. Eugène Ionesco (1909-1994), écrivain romano-français, avec son théâtre de l’absurde, met en scène, par exemple dans La Cantatrice chauve (1950), l’incommunicabilité humaine : des dialogues qui tournent à vide, des personnages qui parlent sans s’écouter. Le rire naît du ridicule, mais un rire inquiet, qui nous renvoie à notre propre solitude.
Samuel Beckett (1906-1989), lui, va encore plus loin : ses personnages attendent indéfiniment Godot , symbole d’un sens qui ne viendra jamais. L’absurde devient ici attente stérile, mais étrangement familière. En effet, alors que Camus nous invite à affronter l’absurde et à inventer notre liberté, et que Kafka expose l’absurde bureaucratique et impitoyable, Beckett en donne une version encore plus radicale dans En attendant Godot (1952). Vladimir et Estragon attendent un certain Godot qui ne viendra jamais, répétant gestes et paroles sans que rien ne progresse. L’œuvre met en lumière la passivité et l’impuissance de l’existence, l’attente interminable illustrant le caractère inexorable et absurde de la condition humaine. Mais certains interprètes suggèrent aussi que, dans cette répétition et ce vide, il y aurait une forme paradoxale de liberté : accepter l’absurde tel qu’il est, et continuer à vivre et à dialoguer malgré tout, constituerait une résistance silencieuse, une lucidité sur notre propre existence. Ainsi, Beckett nous confronte à l’absurde non seulement comme échec ou abandon, mais aussi comme invitation à une prise de conscience de notre condition.
Et pourtant, malgrĂ© ce constat parfois accablant, Albert Camus soutient qu’il faut « imaginer Sisyphe heureux ». Heureux non pas parce qu’il a trouvĂ© un sens cachĂ©, mais parce qu’il a acceptĂ© l’absence de sens comme une donnĂ©e, et qu’il a choisi d’y rĂ©pondre par la rĂ©volte, par l’art ou encore par l’amour. RĂ©volte , parce que dire « oui » Ă la vie, c’est aussi refuser la rĂ©signation. Si l’absurde existe au niveau individuel, l’injustice et l’oppression existent au niveau collectif. Aussi, agir politiquement, lutter contre l’injustice, dĂ©fendre la dignitĂ© humaine, c’est incarner la rĂ©volte dans le monde social, tout en restant lucide sur les limites et les contradictions de l’action humaine, Ă l’instar du Prix Nobel de littĂ©rature qui s’est par exemple impliquĂ© dans la RĂ©sistance, a critiquĂ© les totalitarismes (nazisme et stalinisme) et a dĂ©fendu des positions humanistes, illustrant sa conviction qu’on peut agir moralement malgrĂ© l’absurditĂ© de l’existence. Art , parce que crĂ©er, c’est inventer du sens lĂ oĂą il n’y en a pas. L’art permet de donner une forme, une expression, une intensitĂ© Ă l’existence, mĂŞme si celle-ci n’a pas de sens prĂ©dĂ©fini. Peinture, musique, Ă©criture, ces formes expressives peuvent ĂŞtre vues comme un refus de cĂ©der Ă l’absurde, un acte de libertĂ© qui affirme la vie malgrĂ© son manque de sens ultime. Comme la rĂ©volte, l’art n’efface pas l’absurde, mais il le rend habitable. Il offre un espace oĂą l’homme peut exercer sa libertĂ©, inventer un sens et affirmer sa dignitĂ© dans un monde qui n’en donne pas. Finalement, Camus nous propose l’amour , parce que la rencontre avec l’autre, fugitive et fragile, nous arrache Ă la solitude. Plus largement, Camus considère que toute relation humaine authentique – amitiĂ©, amour, solidaritĂ© – est une rĂ©ponse Ă l’absurde, car elle consiste Ă dire « oui » Ă la vie malgrĂ© son irrĂ©mĂ©diable manque de sens. L’amour est donc une rĂ©volte intime et concrète, vĂ©cue dans le quotidien, qui enrichit l’existence et nous relie Ă la rĂ©alitĂ© humaine.
Alors oui, nous continuerons à remplir des formulaires, à sourire mécaniquement, à pousser nos pierres, encore et toujours. Mais peut-être pourrions-nous, en chemin, apprendre à transformer ces actions en jeux, en histoires, en actions concrètes, en rencontres, en formes artistiques. Peut-être pourrions-nous, à la manière du Sisyphe de Camus, trouver une forme de bonheur dans la répétition même. Et si l’absurde ne nous donne pas de réponses, il nous laisse au moins une liberté immense : celle d’inventer la nôtre.
Pour aller plus loin:
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe , Paris, Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1942.
Terry Gilliam, Brazil , 1985.
Les Chemins de la philosophie, L’absurde 1/5: Albert Camus , France culture, 2009.
Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement : Lyrique-dialectique par Johannès de Silentio . Traduit du danois par Paul-Henri Tisseau, Paris, Flammarion, 1984.
Franz Kafka, Le Procès , Traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1933.
par Yannick Burri | Sep 12, 2025 | blog
Le transhumanisme (du latin trans , « au-delà », et humanus , « humain ») désigne un mouvement intellectuel, culturel et technoscientifique qui vise à dépasser les limites biologiques de la condition humaine grâce aux progrès scientifiques et techniques (intelligence artificielle, biotechnologies, génétique, neurosciences, nanotechnologies, robotique, etc.). Le terme a été introduit en 1957 par le biologiste Julian Huxley, premier directeur général de l’UNESCO, qui voyait la possibilité pour l’humanité de se « dépasser elle-même » par un usage conscient de la science et de l’éducation. Resté marginal pendant plusieurs décennies, il a été repris et popularisé à partir des années 1980 par des penseurs comme FM-2030, puis institutionnalisé dans les années 1990 avec la création de la World Transhumanist Association (aujourd’hui Humanity+), sous l’impulsion de philosophes comme Nick Bostrom, né en 1973, philosophe suédois et professeur à l’université d’Oxford, et David Pearce, né en 1959, philosophe britannique, connu pour avoir imaginé un futur où la douleur physique et la souffrance psychologique seraient remplacées par des états de bien-être durable (parfois appelé « paradis biochimiques ») notamment dans son ouvrage intitulé The Hedonistic Imperative (1995).
Aujourd’hui, le transhumanisme recouvre l’idée que les technologies peuvent — et doivent — être utilisées non seulement pour soigner, mais aussi pour augmenter les capacités physiques, cognitives et émotionnelles de l’être humain, avec pour horizon le prolongement indéfini de la vie et la transformation radicale de l’espèce humaine.
Pour éviter toute confusion, séparons les notions de trans- et de posthumanisme. On les confond souvent, mais ces deux mouvements ne désignent pas la même chose. Le transhumanisme est un projet d’amélioration de l’être humain grâce aux technologies comme l’intelligence artificielle, la biotechnologies, les implants dans le corps, la modification génétique, etc. L’idée est de repousser nos limites naturelles — vaincre les maladies, ralentir le vieillissement, accroître nos capacités cognitives ou physiques. Le transhumain est donc encore un humain, mais « augmenté ».
Le posthumanisme, quant à lui, ne vise pas seulement à perfectionner l’humain : il invite à penser au-delà de l’humain. Il remet en question l’héritage de l’humanisme classique, qui plaçait l’homme au centre du monde. Le posthumanisme envisage un futur où l’humain pourrait perdre sa place privilégiée, au profit d’une coexistence ou même d’une fusion avec d’autres formes de vie ou d’intelligence (animales, artificielles, hybrides). Avec le posthumanisme, l’humain n’est plus la référence absolue. En résumé, le transhumanisme veut rendre l’humain « meilleur » tandis que le posthumanisme s’interroge sur ce qu’il advient après ou au-delà de l’humain, en repensant sa place dans le monde.
Pour illustrer cela, imaginez que vous êtes étudiant et que vous deviez passer un examen de philosophie. Grâce à un implant neuronal, vous mémorisez instantanément vos cours et retrouvez toutes les références dans votre tête comme si vous aviez une bibliothèque intégrée. Votre corps, renforcé par la biotechnologie, ne fatiguerait presque plus, et vous pourriez vivre deux cents ans en bonne santé. Dans cet exemple, vous restez vous-même, un humain, mais doté de capacités « augmentées » par la technologie.
Imaginons maintenant un futur posthumaniste où l’être humain tel que nous le connaissons s’est fait dépasser. Dans ce monde, vous n’avez plus besoin de passer d’examen : l’intelligence artificielle et vous êtes désormais fusionnés. Il n’y a plus de séparation entre « votre » pensée et celle de la machine. Les idées ne viennent plus seulement de votre cerveau biologique, mais d’un réseau partagé entre plusieurs êtres humains et des IA. Dans ce monde, l’individu tel que nous le connaissons — avec ses limites et son autonomie — a disparu. On serait ici au-delà de l’humain, car ce n’est plus seulement nous qui penserions, mais une forme d’intelligence hybride et collective.
Le transhumanisme fait parfois la une des débats scientifiques et médiatiques grâce à ses promesses spectaculaires. Par exemple, Ray Kurzweil, ingénieur et futurologue américain, prédit que l’humanité pourra atteindre une immortalité numérique d’ici 2045, consistant à conserver l’esprit ou la personnalité d’une personne dans un support technologique, comme un ordinateur, un réseau ou une intelligence artificielle. C’est-à -dire que même si notre corps biologique venait à mourir, notre « moi » continuerait d’exister sous une forme numérique, une idée qui fascine autant qu’elle inquiète.
Face à de telles ambitions, une question se pose : le transhumanisme est-il une nouvelle étape du progrès humain, permettant de repousser les limites biologiques et cognitives, ou bien une forme moderne de croyance quasi religieuse, nourrie de visions utopiques surhumaines et de promesses de salut technologique ?
Examinons d’abord le transhumanisme comme projet rationnel et technoscientifique, avec ses promesses et ses figures emblématiques. Le transhumanisme peut se lire comme la suite logique de l’héritage humaniste et des Lumières. Depuis le XVIIᵉ siècle, la philosophie et la science ont affirmé la capacité de l’homme à comprendre, maîtriser et transformer la nature. Dans son Discours de la méthode (1637, partie IV), René Descartes affirme que, grâce à la science et à la raison, l’homme peut devenir le « maître et possesseur de la nature » : comprendre les lois naturelles permet de s’en servir pour améliorer la vie humaine. Francis Bacon, quant à lui, insiste sur le rôle de la science comme instrument pour accroître le pouvoir de transformation du monde, ouvrant la voie à une maîtrise technique toujours plus grande.
Au XIXᵉ siècle, Friedrich Nietzsche introduit le concept du Surhomme (« Übermensch ») notamment dans Ainsi parlait Zarathoustra . Le Surhomme symbolise l’individu capable de se dépasser lui-même, de transcender ses limites et ses conditionnements pour créer de nouvelles valeurs. Cette idée rejoint la philosophie transhumaniste dans sa dimension d’ambition de dépassement : l’homme n’est pas une fin en soi, mais un être qui peut évoluer et se transformer.
Le transhumanisme s’inscrit donc dans cette logique : il cherche à repousser les limites biologiques et cognitives de l’être humain grâce aux sciences et technologies modernes. La médecine régénérative permet de réparer des organes défaillants, les implants neuronaux et prothétiques augmentent les capacités physiques ou cognitives, et l’intelligence artificielle appliquée à la santé offre de nouveaux moyens de diagnostiquer et traiter les maladies. La recherche sur le prolongement de la vie vise à ralentir le vieillissement et à prévenir les maladies liées à l’âge. Ainsi, le transhumanisme apparaît comme un projet rationnel et scientifique, fidèle à l’esprit du progrès hérité des Lumières : il ne s’agit pas d’une fantaisie ou d’une croyance mystique, mais d’une tentative de traduire en actions concrètes la volonté humaine de se dépasser et de transformer son environnement pour améliorer la condition de l’homme.
Si le transhumanisme se présente comme un projet scientifique, certains observateurs le lisent comme une forme de foi moderne, avec ses propres promesses, ses propres figures et rituels. Au cœur de cette lecture se trouve la promesse d’immortalité : à travers la médecine régénérative, les implants ou l’intelligence artificielle, il serait possible de prolonger la vie indéfiniment ou même de transférer sa conscience sur un support numérique. Cette idée de « paradis technologique » rappelle fortement les croyances religieuses traditionnelles sur la vie éternelle.
Comme dans toute religion, le transhumanisme a ses figures prophétiques. Comme énoncé plus haut, Ray Kurzweil prédit l’avènement de la singularité technologique d’ici 2045. Elon Musk, lui, défend l’idée que l’homme doit fusionner avec l’IA pour survivre, et Nick Bostrom, auteur d’ouvrages influents comme Superintelligence (2014) dans lequel il analyse les défis et dangers d’une intelligence artificielle surpassant l’intelligence humaine, avertit des risques existentiels tout en orientant la réflexion sur la voie du salut technologique. Pour lui, en effet, les technologies émergentes offrent des possibilités extraordinaires pour l’homme, mais elles doivent être utilisées avec précaution et responsabilité, afin d’éviter des catastrophes potentielles. Ces personnalités jouent quasiment un rôle de gourous ou, tout du moins, de prophètes modernes, guidant les adeptes du transhumanisme dans leur foi en un futur radicalement transformé.
Le mouvement comporte également des rituels symboliques et des croyances partagées : le culte du progrès scientifique, l’anticipation eschatologique de la singularité (la manière dont certains transhumanistes attendent la singularité, soit le moment hypothétique où l’intelligence artificielle dépassera l’intelligence humaine, comme un événement quasi « messianique », capable de transformer radicalement la condition humaine), la lecture attentive de prédictions futuristes ou de rapports sur les technologies émergentes.
On retrouve ainsi des parallèles avec les religions classiques : l’immortalité de l’âme est remplacée par l’immortalité numérique. La rédemption ou le salut trouve son équivalent dans la guérison des maladies et l’augmentation des capacités humaines. Le messianisme, la venue d’un sauveur, se traduit par l’avènement du posthumain ou de la singularité technologique. Dans cette perspective, le transhumanisme ne se réduit plus à un projet rationnel de dépassement humain : il devient une foi, avec ses dogmes, ses prophètes et ses visions eschatologiques. La science et la technologie ne sont plus seulement des outils, mais des instruments de salut et de transformation radicale de l’existence humaine.
Le transhumanisme suscite autant d’enthousiasme que de critiques, car ses promesses soulèvent des enjeux éthiques, sociaux et philosophiques majeurs. Citons-en quelques-uns. Si certaines personnes peuvent accéder aux technologies d’augmentation — implants, thérapies génétiques, intelligence artificielle personnelle — tandis que d’autres restent « humaines naturelles », la société pourrait se diviser en deux catégories : une élite augmentée et des humains ordinaires. Cette fracture pose des questions de justice sociale et d’équité : qui bénéficiera réellement de ces avancées ?
La déshumanisation est aussi en question. En effet, la recherche du perfectionnement humain pourrait nous faire perdre ce qui fait notre humanité telle que nous la connaissons : notre vulnérabilité, notre finitude, nos limites biologiques. Hans Jonas, dans son Principe de responsabilité , met en garde contre des projets technologiques qui ignorent les conséquences sur l’avenir de l’humanité. La peur est que, en cherchant à tout contrôler et améliorer, nous perdions le sens de notre condition humaine.
Les technologies qui promettent d’augmenter nos capacités pourraient en réalité nous aliéner et nous rendre dépendants, créant ainsi une illusion de liberté. Jürgen Habermas, philosophe allemand né en 1929, auteur par exemple de L’avenir de la nature humaine (2001) dans lequel il analyse les enjeux de la biotechnologie et du clonage — soulignant que ces transformations posent des questions éthiques fondamentales : quelle autonomie reste-t-il à l’individu ? Qui décide des modifications et à quelles fins ? — avertit que modifier la nature humaine via la biotechnologie ou l’IA pourrait réduire notre autonomie réelle, même si nous croyons être « libres ». Francis Fukuyama, politologue et philosophe américain, professeur à l’Université de Stanford, quant à lui, qualifie le transhumanisme de « plus dangereuse idée du monde » dans son livre Our Posthuman Future (Notre avenir posthumain , 2002). En effet, selon lui, le transhumanisme pourrait transformer radicalement l’homme et la société, avec des conséquences imprévisibles.
Le transhumanisme apparaît donc comme un mélange fascinant de rationalité scientifique et de récit quasi religieux. D’un côté, il prolonge l’héritage des Lumières, idée consistant à améliorer la condition humaine, repousser nos limites biologiques et cognitives, et utiliser la science pour transformer notre existence. De l’autre, il promet un salut technologique, une immortalité numérique ou un posthumain idéalisé, avec ses figures prophétiques et son horizon eschatologique.
Cette ambivalence révèle quelque chose de profond sur nous : d’un côté, nous sommes partagés entre le désir de tout maîtriser, de dépasser nos fragilités et notre finitude, nous rêvons de tout améliorer, d’éliminer les maladies, le vieillissement ou nos limites physiques et mentales, et de l’autre, nous avons la sensation que notre humanité tient aussi dans ce qui nous rend vulnérables et finis. Les limites, la fragilité, la mort et même la souffrance font partie de ce qui nous définit comme humains et donnent du sens à nos vies, à nos choix et à nos relations. En d’autres termes, même si la technologie promet de nous « surpasser », il y a un attachement profond à ce qui fait notre condition humaine naturelle, et à la valeur que la vie prend précisément parce qu’elle est limitée et fragile.
Mais le transhumanisme, ce n’est pas seulement un futur lointain. Si? Ne sommes-nous pas déjà entrés dans l’ère transhumaine ? Que dire de nos smartphones et assistants intelligents : nous avons accès instantanément à des informations et des calculs complexes, comme si une extension de notre mémoire et de notre cognition se trouvait dans notre poche. Que penser de nos prothèses avancées : bras et jambes bioniques qui permettent à certaines personnes de retrouver des fonctions perdues ou même d’aller au-delà des capacités humaines usuelles. Que faire des implants cochléaires et des dispositifs auditifs qui restaurent ou améliorent l’audition. Ou encore des applications de suivi de santé et objets connectés : montres, capteurs et applications qui mesurent le rythme cardiaque, le sommeil, la glycémie, et permettent d’anticiper ou de prévenir certaines maladies? Certaines entreprises travaillent même sur des implants permettant de contrôler des machines par la pensée ou d’améliorer la mémoire et la concentration. Ces exemples montrent que le transhumanisme n’est plus seulement une idée futuriste : il s’insinue progressivement dans notre vie quotidienne, augmentant nos capacités physiques, cognitives et sensorielles. Le vrai défi pourrait ne pas être de courir après l’immortalité, mais de réinventer une « éthique de l’augmentation » : comment utiliser ces technologies pour améliorer nos vies tout en préservant nos valeurs, notre autonomie et notre humanité?
En somme, le transhumanisme nous oblige à réfléchir non seulement à ce que nous pouvons faire avec la technologie, mais aussi à ce que nous voulons devenir, individuellement et collectivement.
Pour aller plus loin:
Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains , Paris, Fayard, 2009.
par Yannick Burri | Sep 3, 2025 | blog
Né vers 490 et mort vers 430 av. J.-C., Zénon d’Elée est un philosophe grec, présocratique, disciple du célèbre Parménide, lui-même auteur du non moins célèbre traité en vers intitulé De la nature . Zénon d’Elée est notamment connu pour avoir énoncé des paradoxes, idées qui semblent absurdes ou impossibles… mais qui font réfléchir quand on y regarde de plus près. Ces paradoxes visent à montrer l’impossibilité du mouvement, selon les thèses de son maître Parménide pour qui l’évidence des sens est trompeuse et le mouvement impossible.
Voici l’un de ces paradoxes qui défient l’entendement : imaginez une grande plaine ensoleillée de la Grèce antique. Sur la ligne de départ, deux concurrents improbables : Achille et une simple tortue, paisible et lente. Achille est l’un des héros les plus célèbres de la mythologie grecque. Fils de la déesse Thétis et du roi Pélée, il est surtout connu comme le guerrier le plus rapide et le plus redoutable de la guerre de Troie, racontée par Homère dans l’Iliade . Sa force et sa vitesse le rendent quasiment invincible. Sa seule faiblesse ? Son fameux talon, point vulnérable qui causera sa perte et donnera naissance à l’expression que nous utilisons encore aujourd’hui. Face au héros le plus rapide de Grèce, Zénon choisit volontairement l’animal le plus lent : la tortue. Symbole de patience et de persévérance depuis l’Antiquité, elle incarne ici la lenteur absolue.
Par fair-play, Achille accorde à la tortue 10 mètres d’avance. Puis le signal retentit : la course commence ! Achille bondit et parcourt les 10 premiers mètres en un éclair. Mais lorsqu’il arrive à ce point, la tortue a eu le temps de progresser d’un petit pas, disons 1 mètre. Achille accélère encore et parcourt ce mètre supplémentaire. Or, la tortue, infatigable malgré sa lenteur, a encore avancé, peut-être de 10 centimètres. Autrement dit, chaque fois qu’Achille atteint l’endroit où la tortue se trouvait, elle s’est déjà déplacée un peu plus loin. Et cela peut continuer ainsi, à l’infini : quand Achille atteint la nouvelle position de la tortue, elle a encore avancé… Zénon en conclut donc qu’Achille ne rattrapera jamais la tortue.
Selon Zénon, bouger est une arnaque. Imaginez : vous êtes affalé sur votre canapé et vous voulez attraper la pizza posée sur la table. Avant d’y arriver, vous devez parcourir la moitié du chemin. Mais avant cette moitié, il faut déjà faire la moitié de la moitié. Et avant ça encore… la moitié de la moitié de la moitié ! Bref, à force de couper le trajet en morceaux de plus en plus petits, vous ne quitterez jamais votre canapé. Conclusion de Zénon : vous pouvez oublier votre pizza, rester sur votre faim, le mouvement n’a même pas le temps de commencer…
La question que se posera tout philosophe en herbe est la suivante : comment parcourir une infinité de points en un temps fini ? Son esprit tentera de découper le mouvement, mais chaque morceau en appellera un autre, encore plus petit. À ce stade, son imagination vacille : « Si chaque pas est fractionné en infini, est-ce que je bougerai jamais ? » Pourtant, nous avons tous l’expérience du mouvement, nous savons que nous bougons et qu’Achille finirait par dépasser la tortue. Alors, où est l’erreur ? » Nous oscillons tous entre la logique implacable de Zénon et notre expérience sensible du monde, où le mouvement existe vraiment. Dès lors, le mot « infini » devient presque tangible. Comme suspendu dans le temps : nous voyons chaque étape se multiplier à l’infini et commençons à comprendre pourquoi Zénon voulait nous faire réfléchir sur le mouvement, l’espace et le temps.
Plusieurs philosophes se sont penchés sur l’expérience paradoxale de Zénon : Aristote, Descartes ou Hume, pour n’en citer que quelques-uns. Mais deux noms retiennent particulièrement l’attention : ceux de Leibniz (1646-1716) et d’Henri Bergson (1859-1941).
Henri Bergson, célèbre penseur français de la durée au sens où il l’entend, soit comme flux continu de la conscience, prend un peu de recul et sourit : le problème vient de notre façon de mesurer le mouvement, comme si l’on regardait une série de photos figées. Pour lui, le mouvement n’est pas une succession d’instants séparés, mais une durée continue, un flux indivisible. Il est donc impossible de figer le temps compris comme durée comme si nous faisions une pause au moment de savoir où se trouve Achille et où se situe la tortue. Le mouvement ne supporte pas qu’on le fige puisqu’il est de nature mouvante, il naît de la durée qui ne souffre pas qu’on le spatialise en le figeant.
Dans ce flux, Achille dépasse la tortue sans effort conceptuel. Il n’y a pas de « points infiniment petits » qui bloquent sa course : le temps et l’espace se vivent comme un tout indivisible. En d’autres termes, le mouvement se comprend dans son déroulement, dans sa « mouvance », pas dans ses fragments abstraits, et le paradoxe s’évanouit. Pour Bergson, Achille ne se perd pas dans les fractions infinies du chemin : il court, il file, il dépasse la tortue, et même rapidement et tout cela sans jamais avoir besoin de compter les points sur la ligne d’arrivée… On pourrait presque dire que si Zénon faisait des maths, Bergson fait du cinéma et, dans ce film-là , Achille arrive bel et bien à rattraper la tortue.
Environ un siècle avant Bergson, Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe allemand, auteur de deux œuvres majeures, Essais de Théodicée et La Monadologie, arrive avec le calcul infinitésimal. En termes simples, il invente une manière de travailler avec des quantités infiniment petites (les « infinitésimales ») et de les additionner pour obtenir une grandeur finie. Imaginons qu’on divise une distance en infinités de petits segments. Chacun est extrêmement petit, et leur nombre est… infini. À première vue, on pourrait croire qu’additionner une infinité de choses doit aboutir à l’infini mais, en réalité, les mathématiques montrent que cette somme infinie peut converger vers un nombre fini. C’est exactement ce que fait le calcul infinitésimal : il permet de travailler avec des quantités infiniment petites, et de les additionner correctement pour obtenir un résultat fini, comme la distance totale parcourue par Achille : si, sur son chemin parcouru pour rattraper la tortue, on fragmente ses pas en un nombre infini, la « magie » du calcul infinitésimal montre que, somme après somme, il atteint bien la tortue. L’infini, mathématiquement, peut très bien se terminer quelque part ! En d’autres termes, là où Zénon voyait l’impossible, le calcul infinitésimal montre que le mouvement a un sens rigoureux. Résultat : Achille rattrape la tortue, et cette fois, la victoire est incontestable…
Pour aller plus loin :
Pierrot Seban, Le temps et l’infini, Sur les paradoxes de Zénon , Paris, PUF, 2023.
Les paradoxes de ZĂ©non #1: De l’impossibilitĂ© du mouvement (chaĂ®ne Youtube)
Les paradoxes de Zénon #2: « Achille et la tortue » (chaîne Youtube)
Gottfried Wilhelm Leibniz, Essais de thĂ©odicĂ©e sur la bontĂ© de Dieu, la libertĂ© de l’homme et l’origine du mal , Paris, Flammarion, 1989.
Gottfried Wilhelm Leibniz, La Monadologie , Paris, Folio Gallimard, 2004.
Henri Bergson (1989), Essai sur les données immédiates de la conscience , Paris, PUF, 2003.
par Yannick Burri | Sep 2, 2025 | blog
Le philosophe antique nommé Platon (428-427 av. J.-C. – 348-347 av. J-C), célèbre élève de Socrate et contemporain de la démocratie athénienne, connu pour son œuvre faite de dialogues thématiques, a écrit une œuvre intitulée La République dans laquelle il met en scène sa propre idée de la philosophie à travers une « allégorie », c’est-à -dire une façon de raconter une idée abstraite (comme la vérité ou la justice) à travers une histoire, une image ou un personnage concret. Un peu comme quand on utilise une métaphore : on ne dit pas directement l’idée, mais on la fait comprendre en passant par une voie symbolique. Dans l’allégorie de la caverne, Platon cherche à faire comprendre que la plupart des hommes vivent dans l’illusion et doivent chercher la vérité, soit se tourner vers la philosophie. Il raconte une histoire de prisonniers dans une grotte pour représenter symboliquement son idée. Voici ce récit :
Platon imagine des prisonniers enchaînés depuis leur naissance au fond d’une caverne. Ils ne peuvent ni tourner la tête ni voir autre chose que la paroi devant eux. Derrière eux brûle un feu, et entre ce feu et les prisonniers passent des hommes avec des objets, des statues, des figurines, etc. Par conséquent, les pauvres prisonniers ne voient que les ombres projetées sur la paroi et les prennent pour la réalité. Elles sont leur réalité. Pour eux, le monde se réduit à ces ombres.
Si l’un des prisonniers se libère, il sera d’abord ébloui par la lumière du feu. En fuyant la caverne, son triste sort, il sera encore davantage aveuglé par le soleil qui brille à l’extérieur, et finira par voir le monde réel : les objets, la nature, la véritable lumière du soleil. Il lui faudra un moment pour s’acclimater, mais il finira par comprendre alors que ce qu’il voyait dans la caverne n’était qu’une illusion, une apparence de la réalité.
Altruiste, le prisonnier décide de redescendre dans la caverne pour prévenir ses camarades encore esclaves de leur condition pour leur annoncer la vérité. Or, Platon explique que ceux-ci le prendront pour un fou. Habitués à leurs ombres, ils refuseront de croire à une réalité soi-disant plus vraie. Ils rejetteront le libéré, et pourraient même chercher à le tuer.
A travers ce récit symbolique, Platon cherche à nous faire comprendre que la caverne symbolise ce que l’on peut appeler le « monde sensible » (celui de nos sens, de nos perceptions), où nous ne voyons que des apparences, prisme à travers lequel nous manquons l’essentiel : la vérité. Le soleil à l’extérieur de la caverne représente l’ « Idée du Bien », source de vérité et de connaissance. Rappelons qu’au début de l’allégorie, le prisonnier libéré est ébloui mais que, peu à peu, il comprend que c’est grâce au soleil que tout est visible et que la vie existe. Pour Platon, le soleil n’est pas qu’un astre physique : c’est une image, un symbole qui représente l’Idée du Bien (ce qu’il appelle une Idée avec un grand « I », c’est-à -dire une réalité absolue et immatérielle, une réalité parfaite, immuable et éternelle qui existe au-delà du monde sensible et dont les choses que nous voyons autour de nous ne sont que des copies imparfaites). En effet, dans notre monde, nous voyons plein de choses différentes, des chaises par exemple, certaines en bois, en plastique, grandes, petites, de formes et d’aspects différents. Mais toutes ces chaises participent de l’ « Idée » (abstraite) de la chaise : la forme parfaite et universelle de « ce qu’est une chaise » n’existe pas dans le monde matériel, sensible, mais elle existe bel et bien dans le monde dit « intelligible », accessible en théorie à l’esprit, pas aux sens. De même, pour Platon, les belles choses participent de l’Idée de Beauté et les actes justes participent de l’Idée de Justice. Par ailleurs, le Bien, représenté par le soleil est, pour lui, le principe suprême : c’est grâce à lui que toutes les autres Idées (comme la Justice, la Beauté, la Vérité) existent et sont compréhensibles. De la même façon que le soleil permet de voir les choses matérielles, l’Idée du Bien permet de comprendre les vérités immatérielles.
Dans cette allégorie, le chemin du prisonnier libéré illustre l’élévation de l’âme : passer de l’opinion et de l’illusion à la connaissance et à la philosophie. Platon y exprime dès lors sa propre conception de l’éducation, une mise en abîme de sa démarche philosophique : apprendre, c’est se détourner de l’ombre pour se tourner vers la lumière de la vérité.
Pour résumer, l’allégorie de la caverne montre que le commun des mortels vit dans l’illusion (les ombres, tels des prisonniers que nous serions) mais que, grâce à la philosophie et à l’éducation, on peut accéder à la véritable réalité (les Idées), même si cela demande un effort douloureux et que ce savoir n’est pas toujours accepté par les autres.
Le film Matrix , film de science-fiction australo-américain écrit et réalisé par les Wachowski et sorti en 1999 est souvent analysé comme une réinterprétation moderne de l’allégorie de la caverne de Platon. Dans ce monde futuriste, les humains servant de source énergétique aux machines vivent dans une simulation numérique (la « Matrice ») créée par les machines. Les hommes, évoluant mentalement dans la matrice numérique maintenant leur cerveau en état de conscience croient que ce monde virtuel est réel. Tout comme dans l’allégorie de la caverne, les hommes sont prisonniers d’une illusion sans le savoir. Chez Platon, un prisonnier est libéré et se détourne des ombres, découvrant peu à peu la vraie réalité. Dans la fiction des Wachowski, Neo, le héros, « s’éveille » en sortant de la Matrice (en avalant la pilule rouge) et découvre le monde réel, beaucoup plus rude et cruel, dans lequel les hommes sont devenus malgré eux les esclaves des machines. La sortie est difficile, douloureuse (éblouissement dans la caverne, choc pour Neo), mais c’est le seul chemin vers la vérité. Chez Platon, le philosophe (celui qui connaît la vérité) doit revenir dans la caverne pour éclairer les autres, même si ceux-ci risquent de le rejeter. Dans Matrix , c’est Morpheus qui joue ce rôle : il guide Neo vers la vérité, lui montre que le monde qu’il connaissait n’était qu’une illusion. L’allégorie antique et Matrix ont donc un message commun, les deux récits posent la même question : et si ce que nous percevons comme étant « réel » n’était qu’une illusion ? Et si cette quête de la vérité impliquait douleur, solitude et rejet, mais aussi liberté véritable ?
Dans 99F de FrĂ©dĂ©ric Beigbeder, roman satirique français publiĂ© en 2000, l’auteur utilise l’allĂ©gorie de la caverne de Platon pour critiquer le rĂ´le de la publicitĂ© et de la tĂ©lĂ©vision dans le monde contemporain. Nous serions selon lui tous prisonniers d’une caverne moderne : la tĂ©lĂ©vision (et ses avatars comme la radio ou Internet) et les tĂ©lĂ©spectateurs, assis devant leur Ă©cran, consommeraient des images publicitaires et croiraient que ce qu’elles montrent est la vraie vie, la vraie rĂ©ussite, le vrai bonheur, alors que celles-ci ne sont qu’illusion. Notre accès Ă la rĂ©alitĂ© serait Ă l’image de la publicitĂ© pour la boisson Canada Dry: « ça ressemblait Ă la rĂ©alitĂ©, ça avait la couleur de la rĂ©alitĂ©, mais ce n’Ă©tait pas la rĂ©alité » (99F , folio, p.62). Les ombres dans la caverne reprĂ©sentent les apparences trompeuses. Les publicitĂ©s et programmes TV sont quant Ă eux les mirages du consumĂ©risme : beautĂ© parfaite, bonheur facile et illusoire, objets qui donnent du sens Ă la vie. Comme les prisonniers de Platon, nous confondons l’image avec la rĂ©alitĂ©. La tĂ©lĂ©vision et la publicitĂ© « enchaĂ®nent » les spectateurs dans une vision du monde oĂą la consommation semble ĂŞtre la seule voie possible.
Si, chez Platon, sortir de la caverne est douloureux (la lumière éblouit, et le prisonnier risque d’être rejeté voire assassiné s’il retourne avertir les autres), chez Beigbeder, s’échapper du système publicitaire-consumériste est tout aussi difficile : celui qui prend du recul, celui ou celle qui refuserait de gober les images proposées par la société de consommation risque de passer pour un marginal, un cynique voire même un « fou », tel Octave, le narrateur, qui considère que sa mission à 33 ans, désormais christique, est celle d’éclairer le lecteur pour lui nettoyer les yeux et le libérer de sa condition d’esclave moderne. La télévision et la publicité fonctionnent donc comme une caverne moderne : elles fabriquent une réalité artificielle, elles maintiennent les hommes prisonniers d’illusions, elles empêchent de voir le monde tel qu’il est vraiment (avec ses inégalités, ses injustices, ses complexités).
2500 ans plus tard, Platon et son allĂ©gorie continuent donc d’inspirer nos contemporains…
Pour aller plus loin :
Platon (trad. Émile Chambry, préf. Auguste Diès, Introduction pages V à CLIV), La République : Œuvres complètes , t. VI et VII, Paris, Les Belles Lettres, coll. « des Universités de France », 1970 (1re éd. 1933), 608 p.
Platon (trad. Luc Brisson et Georges Leroux), « La République », dans Œuvres complètes, Paris, Éditions Gallimard, 2008 (ISBN 9782081218109)
Le récit de l’allégorie de la Caverne / Platon, La République Livre VII, traduction de Robert Baccou, Paris : Garnier-Flammarion, 1987, p. 273-276. Horizons philosophiques, 9(2), 21–25. https://doi.org/10.7202/801123ar
Adèle Van Reeth, Les Chemins de la philosophie : Platon ? La République, c’est lui ! (France culture)
Frédéric Beigbeder, 5,90 (99 francs) , Paris, Le livre de poche, 2000.
Les Wachowski, Matrix (The Matrix), 1999.