Il y a des matins où le réveil sonne et l’on se demande pourquoi on recommence. Un jour de plus à bûcher, à trimer… même rengaine que le jour précédent, encore et toujours. On se lève, on prend son café, on répond machinalement « ça va et toi ? » au collègue qui ne nous écoute pas plus que nous ne l’écoutons. On passe la journée à remplir des formulaires, à participer à des réunions qui auraient pu se résumer à un simple courriel, à tourner dans une roue qui ressemble étrangement à celle d’un hamster. Ce sentiment de tourner en rond, Albert Camus (1913-1960), écrivain et philosophe français, l’appelle « l’absurde », cette expérience qui, « au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme » (Le Mythe de Sisyphe). L’absurde, c’est ce sentiment de lassitude, voire d’écœurement, éprouvé par l’homme contraint à un travail aliéné et qui prend conscience que son existence tourne autour d’actes répétitifs et privés de sens. L’absurde camusien est pensée dans le décalage entre notre besoin de sens et le silence obstiné du monde : « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde […] Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille métaphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur présence commune. », écrit Camus dans son essai intitulé Le Mythe de Sisyphe.
On l’aura compris, tout comme dans L’Étranger, Caligula ou encore Le Malentendu, œuvres qui forment le cycle de l’absurde ou de la négation, Camus décrit Sisyphe, ce héros antique condamné à rouler éternellement sa pierre en haut d’une montagne, pour la voir redescendre aussitôt, et recommencer cette tâche à l’infini. Sisyphe, c’est nous. Chaque matin, nous reprenons la pierre de nos habitudes, du travail, de nos obligations. Face à ce constat, les uns pourraient choisir la voie du suicide, comme il l’indique dans l’incipit de son essai de 1942 : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre. »
Mais pour l’auteur de L’Étranger, choisir le suicide reviendrait à céder, à refuser l’affrontement avec l’absurde de notre condition. On pourrait tout aussi bien chercher une réponse religieuse, mais Camus refuse les arrière-mondes, une quelconque explication transcendante, qui reviendrait selon lui à fuir le problème. L’absurde camusien est d’autant plus évident que la mort nous attend toutes et tous au tournant, renforçant alors le sentiment d’inutilité de toute existence. A quoi bon vivre ainsi, si ma vie est condamnée au néant et à l’oubli ?
Pourtant, Camus ne nous laisse pas désespérés : il nous propose d’accepter l’absurde, non comme une fatalité, mais comme une forme de liberté, comme un choix assumé. Puisque la vie n’a pas de sens prédéfini, à nous d’en inventer un. Nous pouvons multiplier les expériences, goûter l’instant, rire des automatismes sociaux, même nous révolter. L’absurde n’est pas une condamnation, mais une invitation à vivre pleinement.
Franz Kafka, écrivain austro-hongrois, lui, explore un autre visage de l’absurde. Dans Le Procès (1925, posthume) ou Le Château (1926, posthume), ses personnages s’épuisent dans des labyrinthes bureaucratiques sans jamais en sortir. Chez lui, l’absurde n’est pas tant philosophique qu’administratif : des lois obscures, des juges invisibles, des formulaires sans fin. Et l’on comprend que le véritable cauchemar, ce n’est pas le monstre, c’est la paperasse. Contrairement à Camus, Kafka ne nous propose pas de révolte joyeuse : il nous montre l’impasse, le mur contre lequel nous nous heurtons. Mais ce miroir grinçant nous éclaire : en reconnaissant le ridicule de ces engrenages sociaux, nous retrouvons une forme de lucidité.
On pourrait d’ailleurs prolonger cette réflexion en évoquant le film « Brazil » de Terry Gilliam (1985), souvent décrit comme une dystopie kafkaïenne. Comme chez Kafka, le héros y est piégé dans les engrenages absurdes d’une bureaucratie tentaculaire : formulaires qui s’accumulent, erreurs administratives qui détruisent des vies, hiérarchies anonymes et implacables. Sam Lowry, fonctionnaire de ce système, tente de s’évader par le rêve et l’imaginaire, mais finit broyé par la machine qu’il voulait fuir. Là où Camus propose d’assumer l’absurde comme une liberté à inventer, la dystopie « Brazil » met en scène l’impossibilité de l’évasion : toute tentative de sens est rattrapée par la logique froide des dossiers et des procédures. Ce miroir grinçant nous rappelle que l’absurde n’est pas seulement une expérience existentielle, mais aussi une condition politique et sociale moderne.
D’autres penseurs et artistes prolongent cette réflexion. Sören Kierkegaard (1813-1855), théologie et philosophe danois, par exemple, voyait dans l’absurde une épreuve existentielle : l’être humain se confronte à l’incompréhensible, et la seule issue, pour lui, était le « saut de foi », un acte irrationnel qui ouvre à la transcendance. Là où Camus refuse la consolation religieuse, Kierkegaard l’embrasse. Eugène Ionesco (1909-1994), écrivain romano-français, avec son théâtre de l’absurde, met en scène, par exemple dans La Cantatrice chauve (1950), l’incommunicabilité humaine : des dialogues qui tournent à vide, des personnages qui parlent sans s’écouter. Le rire naît du ridicule, mais un rire inquiet, qui nous renvoie à notre propre solitude.
Samuel Beckett (1906-1989), lui, va encore plus loin : ses personnages attendent indéfiniment Godot, symbole d’un sens qui ne viendra jamais. L’absurde devient ici attente stérile, mais étrangement familière. En effet, alors que Camus nous invite à affronter l’absurde et à inventer notre liberté, et que Kafka expose l’absurde bureaucratique et impitoyable, Beckett en donne une version encore plus radicale dans En attendant Godot (1952). Vladimir et Estragon attendent un certain Godot qui ne viendra jamais, répétant gestes et paroles sans que rien ne progresse. L’œuvre met en lumière la passivité et l’impuissance de l’existence, l’attente interminable illustrant le caractère inexorable et absurde de la condition humaine. Mais certains interprètes suggèrent aussi que, dans cette répétition et ce vide, il y aurait une forme paradoxale de liberté : accepter l’absurde tel qu’il est, et continuer à vivre et à dialoguer malgré tout, constituerait une résistance silencieuse, une lucidité sur notre propre existence. Ainsi, Beckett nous confronte à l’absurde non seulement comme échec ou abandon, mais aussi comme invitation à une prise de conscience de notre condition.
Et pourtant, malgré ce constat parfois accablant, Albert Camus soutient qu’il faut « imaginer Sisyphe heureux ». Heureux non pas parce qu’il a trouvé un sens caché, mais parce qu’il a accepté l’absence de sens comme une donnée, et qu’il a choisi d’y répondre par la révolte, par l’art ou encore par l’amour. Révolte, parce que dire « oui » à la vie, c’est aussi refuser la résignation. Si l’absurde existe au niveau individuel, l’injustice et l’oppression existent au niveau collectif. Aussi, agir politiquement, lutter contre l’injustice, défendre la dignité humaine, c’est incarner la révolte dans le monde social, tout en restant lucide sur les limites et les contradictions de l’action humaine, à l’instar du Prix Nobel de littérature qui s’est par exemple impliqué dans la Résistance, a critiqué les totalitarismes (nazisme et stalinisme) et a défendu des positions humanistes, illustrant sa conviction qu’on peut agir moralement malgré l’absurdité de l’existence. Art, parce que créer, c’est inventer du sens là où il n’y en a pas. L’art permet de donner une forme, une expression, une intensité à l’existence, même si celle-ci n’a pas de sens prédéfini. Peinture, musique, écriture, ces formes expressives peuvent être vues comme un refus de céder à l’absurde, un acte de liberté qui affirme la vie malgré son manque de sens ultime. Comme la révolte, l’art n’efface pas l’absurde, mais il le rend habitable. Il offre un espace où l’homme peut exercer sa liberté, inventer un sens et affirmer sa dignité dans un monde qui n’en donne pas. Finalement, Camus nous propose l’amour, parce que la rencontre avec l’autre, fugitive et fragile, nous arrache à la solitude. Plus largement, Camus considère que toute relation humaine authentique – amitié, amour, solidarité – est une réponse à l’absurde, car elle consiste à dire « oui » à la vie malgré son irrémédiable manque de sens. L’amour est donc une révolte intime et concrète, vécue dans le quotidien, qui enrichit l’existence et nous relie à la réalité humaine.
Alors oui, nous continuerons à remplir des formulaires, à sourire mécaniquement, à pousser nos pierres, encore et toujours. Mais peut-être pourrions-nous, en chemin, apprendre à transformer ces actions en jeux, en histoires, en actions concrètes, en rencontres, en formes artistiques. Peut-être pourrions-nous, à la manière du Sisyphe de Camus, trouver une forme de bonheur dans la répétition même. Et si l’absurde ne nous donne pas de réponses, il nous laisse au moins une liberté immense : celle d’inventer la nôtre.
Pour aller plus loin:
- Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1942.
- Terry Gilliam, Brazil, 1985.
- Les Chemins de la philosophie, L’absurde 1/5: Albert Camus, France culture, 2009.
- Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement : Lyrique-dialectique par Johannès de Silentio. Traduit du danois par Paul-Henri Tisseau, Paris, Flammarion, 1984.
- Franz Kafka, Le Procès, Traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1933.