Imaginons que je vous montre une pomme rouge, puis une cerise rouge, puis une paire de chaussettes rouges. Et que je vous demande : cette « rougeur » que vous voyez partout, existe-t-elle vraiment ? Est-ce une entité mystérieuse qui plane au-dessus des choses ? Ou bien n’y a-t-il que des objets particuliers, auxquels nous collons des étiquettes pratiques, comme celle de la rougeur ? C’est exactement ce qu’on appelle, en philosophie, « le problème des universaux », aussi appelé parfois la « querelle des universaux ».
Un universel, c’est un concept général : la rougeur, la justice, l’humanité, le chat en général (et non tel ou tel félin qui miaule). La question est de savoir si ces universaux existent réellement, indépendamment de nous, ou si ce sont seulement des mots inventés pour se simplifier la vie. Un débat qui a enflammé la philosophie antique et médiévale, et dont les échos résonnent encore aujourd’hui.
Chez Platon, les universaux existent bel et bien, mais pas dans ce monde-ci, celui de nos sens. Ils résident dans un monde supérieur, abstrait, celui des Idées. Dans ce monde, il y a « l’Idée de Rougeur », « l’Idée de Justice », « l’Idée d’Homme », auxquelles nos petites pommes, nos lois abstraites et nos voisins distraits ne ressemblent qu’imparfaitement. La pomme rouge participe de la « Rougeur » idéale, comme une copie mal imprimée d’un modèle. Bref, pour Platon, oui, la rougeur existe: elle habite ailleurs. C’est ce qu’on a appelé le réalisme qui soutient que les universaux possèdent une existence réelle, séparée et indépendante des choses particulières.
Des siècles plus tard, au Moyen Âge, d’autres philosophes vont trouver ce réalisme un peu extravagant. Les nominalistes, comme Roscelin de Compiègne (1050-1121) ou, plus tard, Guillaume d’Ockham (1285-1347), disent : arrêtons de chercher des entités invisibles. Il n’y a pas de « Rougeur » dans l’air. Il n’y a que des choses rouges, et nous leur donnons un nom commun. Les universaux, ce sont des étiquettes, rien de plus. De là vient le terme nominalisme, du latin nomen, « nom ».
C’est ici que Guillaume d’Ockham entre en scène avec son fameux « rasoir ». Sa maxime est simple : « il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité ». Autrement dit, si une explication peut se passer d’hypothèses superflues, il faut les couper, au rasoir… Et pour lui, les universaux en sont une. Pas besoin d’imaginer une « Rougeur » qui planerait au-dessus des pommes et des cerises : il suffit de dire qu’il existe des choses particulières rouges, et que nous utilisons le mot « rouge » pour les rassembler. Le rasoir d’Ockham tranche ainsi dans le vif du réalisme platonicien : exit les essences flottantes, restons sobres.
Entre les positions réalistes et nominalistes, certains vont jouer les médiateurs. Abélard par exemple, au XIIe siècle, propose une troisième voie : les universaux n’existent pas en dehors des choses, mais ils existent dans notre esprit comme des concepts. Quand je dis « rougeur », je ne désigne pas une Idée qui flotte quelque part, mais je ne parle pas non plus pour ne rien dire. J’utilise un concept mental, forgé pour regrouper des ressemblances. C’est ce qu’on appelle le conceptualisme.
On pourrait sourire de ce débat médiéval… mais il n’est pas si poussiéreux. Car derrière l’apparente querelle scolastique se cachent de vraies questions. Si les universaux n’existent pas, que devient la science, qui généralise toujours ? Quand Newton écrit une loi valable « pour tous les corps », parle-t-il d’une réalité universelle ou d’une approximation commode ? Et l’éthique, qui pense nos choix : quand nous parlons de « justice », désignons-nous une valeur qui existe en soi ou seulement des situations particulières que nous étiquetons comme étant « justes » ?
Chaque position a ses forces et ses faiblesses. Le réalisme platonicien donne une base solide : si nous reconnaissons deux choses comme rouges, c’est peut-être parce qu’elles participent d’une même réalité. Mais il suppose l’existence d’un monde invisible, abstrait, ce qui fait grincer des dents les esprits rationnels. Le nominalisme, lui, est plus sobre : il ne postule rien au-delà des choses. Mais il a du mal à expliquer comment nous reconnaissons des ressemblances sans un minimum de références communes. Le conceptualisme fait figure de compromis : les universaux n’existent pas « là-dehors », mais nous ne pouvons pas penser sans eux.
Aujourd’hui encore, la question revient sous d’autres formes. En philosophie analytique, certains défendent un réalisme métaphysique : les lois et les propriétés universelles existeraient réellement dans la nature. D’autres adoptent un nominalisme logique : nos catégories ne sont que des conventions utiles pour parler. Même les sciences cognitives et l’intelligence artificielle s’y frottent : qu’est-ce qu’un « chat » pour une machine ? Une essence universelle ou seulement une collection d’exemples statistiques ?
Alors, la rougeur existe-t-elle en soi ? Difficile de trancher. Mais une chose est sûre : depuis Platon, nous adorons débattre de cette question. Et ça, soyez-en sûrs, c’est universel…
Pour aller. plus loin:
- Hypothèses – Via Moderna, les sciences médiévales (site Internet)
- Le Microsophe: la querelle des universaux (émission Youtube)
- Alain de Libera, La querelle des universaux : de Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1996.