Le temps passe, pensons-nous spontanément. Il s’écoule comme un fleuve, le présent glisse vers le passé, et le futur n’est pas encore advenu. Cette intuition correspond à ce que les philosophes appellent « la théorie A du temps » : il existe un « maintenant » objectif, et ce « maintenant » se déplace dans un continuum. Le présent est réel, le passé a cessé de l’être mais on le conserve par la mémoire, le futur n’existe pas encore, il est ouvert et imprévisible. Bref, le temps coule, s’écoule.
Mais il existe une autre conception du temps, bien plus déconcertante : la « théorie B du temps », appelée aussi « éternalisme ». Elle affirme que le passé, le présent et le futur existent tous au même titre. Pas de privilège pour l’instant présent, pas de flux objectif du temps. L’univers ressemblerait plutôt à un grand « bloc » à quatre dimensions – trois d’espace et une de temps – dans lequel tous les événements sont disposés comme les villes sur une carte. Nous n’en habitons qu’une portion à la fois, mais tout est déjà inscrit : la chute de Rome, la naissance de nos enfants, les prochaines découvertes scientifiques.
Cette vision trouve une origine moderne dans le fameux texte du philosophe britannique J. M. E. McTaggart, The Unreality of Time de 1908. McTaggart distingue deux séries temporelles : la série A, celle du passé-présent-futur, et la série B, celle des relations avant-après. Pour lui, la série A est contradictoire et ne peut exister réellement ; seule la série B rend compte du temps. Les éternalistes s’appuient sur cette idée : les événements ne deviennent pas, ils sont ordonnés dans le bloc espace-temps.
Ce qui rend cette théorie particulièrement séduisante, c’est qu’elle s’accorde avec la relativité d’Einstein. Dans cette physique, il n’existe pas de « présent universel » qui serait partagé par tous. La simultanéité est relative : deux événements peuvent être simultanés pour moi, mais pas pour un observateur en mouvement par rapport à moi. Impossible, donc, de définir un « grand maintenant » valable pour tout l’univers. La conclusion qui s’impose, pour beaucoup de philosophes et de physiciens, est que le passé et le futur doivent être considérés comme aussi réels que le présent.
Bien sûr, cette vision du temps soulève d’immenses questions. Si le futur existe déjà, que reste-t-il de notre liberté ? Sommes-nous condamnés à jouer un rôle déjà préécrit dans la pièce de l’univers ? La conception dite « libertarienne » de la liberté, qui suppose un futur réellement ouvert, semble menacée. Mais une autre, une vision « compatibiliste », affirme que la liberté consiste simplement à agir selon nos désirs et nos raisons, même si cela était déjà inscrit dans le bloc. Nous choisissons, mais nos choix appartiennent déjà à la carte du monde.
L’éternalisme questionne aussi le sens de nos vies. Si chaque instant existe éternellement, alors rien n’est jamais perdu : nos joies, nos peines, nos rencontres, tout a sa place définitive dans le bloc cosmique. Une consolation ? Peut-être. Mais alors, que signifie espérer ? L’espérance suppose un avenir ouvert, que nous pouvons transformer. L’éternalisme semble réduire l’avenir à une région déjà dessinée. Reste à savoir si l’ignorance de ce futur suffit à préserver la saveur de la surprise…
Il y a enfin la question de notre expérience du temps. Nous avons l’impression que le présent passe, que nous avançons vers demain. Mais pour l’éternalisme, ce sentiment est une illusion. Notre conscience parcourrait simplement le bloc temporel, comme une lampe de poche qui éclaire une bande dessinée déjà imprimée, case après case. Le « flux » serait dans notre esprit, non dans la réalité.
L’éternalisme n’est pas sans critiques. Beaucoup jugent insupportable l’idée que le futur soit déjà fixé, et difficile à concilier avec la contingence du monde, autrement dit l’idée que les choses auraient pu se passer autrement, que notre histoire ressemble moins à une autoroute tracée d’avance qu’à un chemin de randonnée qui se ramifie sans cesse. D’autres rappellent que le passage du temps fait partie de notre expérience la plus immédiate : peut-on vraiment l’éliminer au nom d’une théorie?
Et pourtant, cette conception fascine, car elle nous place face à un vertige : si le monde est un bloc, alors chaque instant de notre vie existe pour toujours. Rien ne s’efface, rien ne disparaît. Le présentisme nous donne l’espoir de l’avenir et l’oubli du passé ; l’éternalisme nous offre une forme d’éternité immanente, c’est-à-dire une éternité qui n’a rien de mystique, sans au-delà, mais qui se trouve déjà inscrite dans la texture même du temps et de l’espace.
À chacun donc de décider quelle métaphysique du temps rend son existence plus supportable. Et si le futur est déjà écrit, alors… peut-être avez-vous déjà pris votre décision, et cette chronique n’attendait que vous depuis toujours…
Pour aller plus loin:
- McTaggart, J. M. E., « The Unreality of Time », in Mind, vol. 17, n° 68, 1908, p. 457‑474.
- Markosian, Ned, « Time », in Stanford Encyclopedia of Philosophy, édition 2020.
- Callender, Craig, What Makes Time Special?, Oxford University Press, 2017.
- Article « Présentisme et éternalisme » sur Wikipédia
- Le Bihan, B, « Présentisme ou éternisme : pas de solution intermédiaire », in Philarchive (article en ligne)
- LE PASSÉ existe-t-il encore ? LE FUTUR existe-t-il déjà ?, émission Youtube
- LE PRÉSENT N’EXISTE PAS | Café Phi #4 avec Baptiste Le Bihan, émission Youtube