Et si nous devions revivre notre vie éternellement, dans un tourbillon sans fin, sans que le moindre détail n’en soit changé ? C’est en 1881, non loin de Sils-Maria dans les Grisons, que le grand Friedrich Nietzsche eut sa révélation de l’éternel retour du même (die ewige Wiederkehr des Gleichen), une notion centrale de son œuvre qui la traverse de part en part : « Tout est déjà revenu : Sirius et cette araignée et tes pensées à cette heure, et cette pensée qui est la tienne, celle que toute chose revient », écrit-il dans La volonté de puissance (aphorisme 328).
Très éloignée de toute idée de réincarnation, cette pensée prend chez Nietzsche la forme d’une épreuve vertigineuse. Dans Le Gai Savoir (fragment 341), il imagine un démon qui se glisserait chez nous et nous dirait :
« Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession (…) – Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre : tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines ! »
Si cette pensée s’emparait de toi, écrit Nietzsche, elle te métamorphoserait, faisant de toi tel que tu es, un autre être – et peut-être t’écraserait. La question posée à propos de tout et de chaque chose : « Voudrais-tu de ceci encore une fois et d’innombrables fois? » pèserait comme le poids le plus lourd sur ton action.
Nietzsche ne propose pas ici une croyance cosmologique : le retour éternel n’est pas une théorie sur l’univers, mais une expérience de pensée, une épreuve morale et existentielle. Imaginer devoir revivre chaque instant à l’infini, c’est mettre à l’épreuve notre capacité à affirmer la vie telle qu’elle est, sans espoir d’un au-delà ni d’une rédemption.
Celui qui serait capable d’assumer cette idée du poids le plus lourd deviendrait le surhomme (der Übermensch), celui qui dirait un grand “oui” à la vie, pensée comme volonté de puissance — non pas désir de dominer, mais force intérieure de création, d’expansion et d’affirmation de la vie jusque dans ses épreuves. Le surhomme n’est pas un être supérieur au sens biologique, mais un esprit libre, capable d’aimer le réel jusque dans sa répétition, d’accueillir la vie avec gratitude, même dans sa douleur. Mais pour tout un chacun, cette idée n’est pas qu’un vertige : elle est une immense chance de repenser sa vie.
Si la pensée du démon nietzschéen semble vertigineuse, elle trouve pourtant un écho dans la sagesse populaire contemporaine. Comme le rappelle souvent le conteur québécois Fred Pellerin dans ses conférences, il existe quatre questions que l’on devrait se poser chaque jour :
- Quel est ton rêve ?
- C’est pour quand ?
- Qu’est-ce qu’on a fait pour lui aujourd’hui ?
- Et en quoi notre rêve est-il aussi bon pour autrui ?
Ces quatre questions sont une façon simple de mesurer si notre vie mérite d’être vécue — et donc, selon la perspective nietzschéenne, revécue éternellement. Elles rappellent que vivre, ce n’est pas attendre le bonheur, mais le créer à chaque instant. En somme, il ne faut pas rêver sa vie, mais vivre ses rêves. Et si la vie devait revenir telle que nous la vivons — et ce, éternellement —, si nous sommes prêts à répondre un grand « oui » à l’éternel retour de toute chose, un immense je le veux, c’est que nous avons fait de notre vie une œuvre qui vaut la peine d’être vécue. Si, au contraire, nous répondons « non », c’est qu’il est temps de changer de vie, de cesser de remettre à demain la transformation que nous désirons. Car, comme le rappelait Ionesco : « on vient au monde tous les matins ».
Alors n’attendons pas demain, saisissons les occasions de nous réinventer : vivons dès aujourd’hui comme si chaque instant devait revenir… éternellement.
Pour aller plus loin :
- Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882