Imaginez que vous sirotez votre café du matin. Vous remerciez le garçon de café, peut-être la vache qui a donné son lait. Et si vous deviez aussi remercier la tasse, la cuillère et la cafetière ? Car selon une vieille idée qui revient à la mode, appelée le panpsychisme, tout ce qui existe aurait, d’une manière ou d’une autre, une forme de conscience, même minuscule. Le mot vient du grec pan (« tout ») et psyche (« âme », ou « esprit ») : littéralement, « tout est animé d’esprit ». Thomas Nagel, professeur de philosophie à l’université de New York, par exemple, définit le panpsychisme comme « la théorie selon laquelle les constituants physiques ultimes de l’univers ont des propriétés mentales, qu’ils soient ou non des parties d’organismes vivants. » (Questions mortelles, 1979). Pour le panpsychiste, toutes les formes de conscience appartiennent à la même famille : elles diffèrent moins par leur nature que par leur degré, leur intensité, parfois minime, parfois immense. Ce qui ne signifie pas que notre grille-pain compose des poèmes ou que notre chaise possède des opinions politiques, mais qu’il y aurait, au cœur de toute réalité matérielle, une sorte d’étincelle intérieure, une expérience vécue, aussi rudimentaire soit-elle. L’esprit ou une forme de conscience minimale serait donc présente partout, au cœur de l’humain et des animaux bien sûr, mais aussi des plantes et des objets considérés comme inertes, et même dans les particules élémentaires.

C’est une position philosophique étrange pour nos habitudes cartésiennes. René Descartes (1596-1650) avait tranché net : d’un côté la matière, étendue et mécanique ; de l’autre la pensée, substance d’un tout autre ordre. Un caillou, pour lui, est pure matière, il ne sent rien, il ne pense rien. Quant aux théories modernes dites de l’émergence, elles nient elles aussi au caillou toute forme de conscience, mais elles ajoutent que, si la matière s’organise d’une manière assez complexe – comme dans un cerveau humain ou animal – alors, soudain, la conscience apparaît. En gros : zéro plus zéro plus zéro… égale un. Magique ? Le panpsychisme, lui, propose une autre voie : et si la conscience n’apparaissait pas par miracle, soudainement et sans forme d’explication, mais était déjà là, partout, dès le départ, en quantité infinitésimale ? Dans cette perspective, le cerveau humain n’invente pas la conscience : il l’amplifie, la complexifie, comme une grande symphonie composée à partir de petites notes déjà présentes à l’origine en tout chose.

Cette idée n’est pas qu’un vestige antique ou une rêverie mystique. Des philosophes contemporains de tout à fait bonne réputation, comme Galen Strawson, philosophe analytique britannique, ou Philip Goff, philosophe britannique également, défendent sérieusement le panpsychisme comme une théorie plausible. Strawson insiste sur l’impossibilité de faire surgir la conscience du néant matériel : si tout est pure matière, comment expliquer que surgisse soudain quelque chose d’aussi radicalement différent qu’une expérience vécue, un ressenti, une subjectivité ? Mieux vaut admettre, pense-t-il, que la conscience fait partie des propriétés fondamentales du réel, au même titre que la masse ou la charge électrique. Philip Goff, quant à lui, suggère que le panpsychisme, aussi étrange qu’il paraisse, résout peut-être plus élégamment le problème corps-esprit que les solutions classiques qui peinent à rendre compte de l’évidence la plus brute : nous faisons l’expérience d’être conscients.

Bien sûr, tout cela soulève des difficultés sérieuses. La plus redoutable est appelée le « problème de la combinaison » : si chaque particule a une mini-conscience, comment ces myriades d’étincelles se combinent-elles pour former une conscience unifiée comme la nôtre ? Nous ne nous sentons pas comme un milliard d’ego microscopiques, mais comme un seul sujet. Autre objection : l’absence de test empirique. On peut faire passer un IRM à un chat, mais quel serait l’intérêt de le faire à une roche ? Comment vérifier qu’une pierre possède un ressenti, aussi infime soit-il ? Et puis il y a la critique du ridicule : n’est-ce pas projeter nos catégories humaines sur tout ce qui existe ? Penser que notre cafetière « éprouve » quelque chose n’est-il pas, finalement, un anthropomorphisme un peu naïf ?

Pourtant, le charme du panpsychisme est d’oser prendre de front le mystère de la conscience, au lieu de l’évacuer. Il nous rappelle que nous vivons dans un univers où l’expérience intérieure existe bel et bien, et que la réduire à de simples calculs neuronaux, c’est peut-être passer à côté de ce qu’il y a de plus énigmatique. Et puis, avouons-le, il est plus joyeux de se dire que l’univers entier est un peu vivant, plutôt que d’imaginer un cosmos radicalement muet, indifférent, traversé par la seule mécanique. La prochaine fois que vous trébucherez sur un caillou, vous hésiterez peut-être entre l’insulter ou lui demander pardon. Qui sait, peut-être qu’il saura vous pardonner…

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