Né vers 490 et mort vers 430 av. J.-C., Zénon d’Elée est un philosophe grec, présocratique, disciple du célèbre Parménide, lui-même auteur du non moins célèbre traité en vers intitulé De la nature. Zénon d’Elée est notamment connu pour avoir énoncé des paradoxes, idées qui semblent absurdes ou impossibles… mais qui font réfléchir quand on y regarde de plus près. Ces paradoxes visent à montrer l’impossibilité du mouvement, selon les thèses de son maître Parménide pour qui l’évidence des sens est trompeuse et le mouvement impossible.
Voici l’un de ces paradoxes qui défient l’entendement : imaginez une grande plaine ensoleillée de la Grèce antique. Sur la ligne de départ, deux concurrents improbables : Achille et une simple tortue, paisible et lente. Achille est l’un des héros les plus célèbres de la mythologie grecque. Fils de la déesse Thétis et du roi Pélée, il est surtout connu comme le guerrier le plus rapide et le plus redoutable de la guerre de Troie, racontée par Homère dans l’Iliade. Sa force et sa vitesse le rendent quasiment invincible. Sa seule faiblesse ? Son fameux talon, point vulnérable qui causera sa perte et donnera naissance à l’expression que nous utilisons encore aujourd’hui. Face au héros le plus rapide de Grèce, Zénon choisit volontairement l’animal le plus lent : la tortue. Symbole de patience et de persévérance depuis l’Antiquité, elle incarne ici la lenteur absolue.
Par fair-play, Achille accorde à la tortue 10 mètres d’avance. Puis le signal retentit : la course commence ! Achille bondit et parcourt les 10 premiers mètres en un éclair. Mais lorsqu’il arrive à ce point, la tortue a eu le temps de progresser d’un petit pas, disons 1 mètre. Achille accélère encore et parcourt ce mètre supplémentaire. Or, la tortue, infatigable malgré sa lenteur, a encore avancé, peut-être de 10 centimètres. Autrement dit, chaque fois qu’Achille atteint l’endroit où la tortue se trouvait, elle s’est déjà déplacée un peu plus loin. Et cela peut continuer ainsi, à l’infini : quand Achille atteint la nouvelle position de la tortue, elle a encore avancé… Zénon en conclut donc qu’Achille ne rattrapera jamais la tortue.
Selon Zénon, bouger est une arnaque. Imaginez : vous êtes affalé sur votre canapé et vous voulez attraper la pizza posée sur la table. Avant d’y arriver, vous devez parcourir la moitié du chemin. Mais avant cette moitié, il faut déjà faire la moitié de la moitié. Et avant ça encore… la moitié de la moitié de la moitié ! Bref, à force de couper le trajet en morceaux de plus en plus petits, vous ne quitterez jamais votre canapé. Conclusion de Zénon : vous pouvez oublier votre pizza, rester sur votre faim, le mouvement n’a même pas le temps de commencer…
La question que se posera tout philosophe en herbe est la suivante : comment parcourir une infinité de points en un temps fini ? Son esprit tentera de découper le mouvement, mais chaque morceau en appellera un autre, encore plus petit. À ce stade, son imagination vacille : « Si chaque pas est fractionné en infini, est-ce que je bougerai jamais ? » Pourtant, nous avons tous l’expérience du mouvement, nous savons que nous bougons et qu’Achille finirait par dépasser la tortue. Alors, où est l’erreur ? » Nous oscillons tous entre la logique implacable de Zénon et notre expérience sensible du monde, où le mouvement existe vraiment. Dès lors, le mot « infini » devient presque tangible. Comme suspendu dans le temps : nous voyons chaque étape se multiplier à l’infini et commençons à comprendre pourquoi Zénon voulait nous faire réfléchir sur le mouvement, l’espace et le temps.
Plusieurs philosophes se sont penchés sur l’expérience paradoxale de Zénon : Aristote, Descartes ou Hume, pour n’en citer que quelques-uns. Mais deux noms retiennent particulièrement l’attention : ceux de Leibniz (1646-1716) et d’Henri Bergson (1859-1941).
Henri Bergson, célèbre penseur français de la durée au sens où il l’entend, soit comme flux continu de la conscience, prend un peu de recul et sourit : le problème vient de notre façon de mesurer le mouvement, comme si l’on regardait une série de photos figées. Pour lui, le mouvement n’est pas une succession d’instants séparés, mais une durée continue, un flux indivisible. Il est donc impossible de figer le temps compris comme durée comme si nous faisions une pause au moment de savoir où se trouve Achille et où se situe la tortue. Le mouvement ne supporte pas qu’on le fige puisqu’il est de nature mouvante, il naît de la durée qui ne souffre pas qu’on le spatialise en le figeant.
Dans ce flux, Achille dépasse la tortue sans effort conceptuel. Il n’y a pas de « points infiniment petits » qui bloquent sa course : le temps et l’espace se vivent comme un tout indivisible. En d’autres termes, le mouvement se comprend dans son déroulement, dans sa « mouvance », pas dans ses fragments abstraits, et le paradoxe s’évanouit. Pour Bergson, Achille ne se perd pas dans les fractions infinies du chemin : il court, il file, il dépasse la tortue, et même rapidement et tout cela sans jamais avoir besoin de compter les points sur la ligne d’arrivée… On pourrait presque dire que si Zénon faisait des maths, Bergson fait du cinéma et, dans ce film-là, Achille arrive bel et bien à rattraper la tortue.
Environ un siècle avant Bergson, Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe allemand, auteur de deux œuvres majeures, Essais de Théodicée et La Monadologie, arrive avec le calcul infinitésimal. En termes simples, il invente une manière de travailler avec des quantités infiniment petites (les « infinitésimales ») et de les additionner pour obtenir une grandeur finie. Imaginons qu’on divise une distance en infinités de petits segments. Chacun est extrêmement petit, et leur nombre est… infini. À première vue, on pourrait croire qu’additionner une infinité de choses doit aboutir à l’infini mais, en réalité, les mathématiques montrent que cette somme infinie peut converger vers un nombre fini. C’est exactement ce que fait le calcul infinitésimal : il permet de travailler avec des quantités infiniment petites, et de les additionner correctement pour obtenir un résultat fini, comme la distance totale parcourue par Achille : si, sur son chemin parcouru pour rattraper la tortue, on fragmente ses pas en un nombre infini, la « magie » du calcul infinitésimal montre que, somme après somme, il atteint bien la tortue. L’infini, mathématiquement, peut très bien se terminer quelque part ! En d’autres termes, là où Zénon voyait l’impossible, le calcul infinitésimal montre que le mouvement a un sens rigoureux. Résultat : Achille rattrape la tortue, et cette fois, la victoire est incontestable…
Pour aller plus loin :
- Pierrot Seban, Le temps et l’infini, Sur les paradoxes de Zénon, Paris, PUF, 2023.
- Les paradoxes de Zénon #1: De l’impossibilité du mouvement (chaîne Youtube)
- Les paradoxes de Zénon #2: « Achille et la tortue » (chaîne Youtube)
- Gottfried Wilhelm Leibniz, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, Paris, Flammarion, 1989.
- Gottfried Wilhelm Leibniz, La Monadologie, Paris, Folio Gallimard, 2004.
- Henri Bergson (1989), Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2003.